Suite et fin du Ring à l’Opéra de Munich sous la baguette toujours inspirée de Kirill Petrenko, avec une troisième Journée qui conclut en splendeur un cycle d’un niveau musical exceptionnel.
À la fin de Siegfried, les héros étaient un peu fatigués. Deux jours de repos nous ont rendu une Nina Stemme en forme d’exception et un Stefan Vinke se riant de Siegfried, pour une soirée éblouissante – malgré une production d’Andreas Kriegenburg très en deçà des qualités de l’orchestre et du chant.
Après le « scherzo », retour au drame et rupture de la continuité scénique : la boîte-monde a disparu, laissant place à une structure de verre et de métal enserrant un espace de planches brutes – bienvenue dans le vrai monde, celui d’aujourd’hui. Nous voici dans un camp de transit, avec ses réfugiés prostrés, ses contrôleurs sanitaires en combinaison protectrice, son sas de décontamination. Les Nornes s’y interrogent à juste titre sur le destin du monde. Et quand Siegfried quitte cet abri de fortune vite démonté, c’est vers un antre du capitalisme que le conduira son esquif, porté par l’ultime apparition des Statisten dans leur rôle d’évocation de la Nature. Du côté de Francfort, qui sait, dans quelque somptueux lobby de verre où le héros, Tarnhelm et Nothung à la ceinture, façon Macadam Cowboy débarquant à New-York, peine à se frayer un chemin parmi les cohortes d’employés se rendant au boulot. C’est ici l’empire d’une famille bien imbue d’elle-même, frère et sœur jouant à l’inceste, demi-frère sur la réserve, presque effacé – pour mieux mener son projet de récupération de l’anneau. Siegfried se laissera vite séduire par une Gutrune-amazone en robe rouge juchée sur un cheval à bascule en forme d’euro doré... Retour à l’asile de planches pour une belle scène de Waltraute, classique, puis un rapt tout aussi banal : la direction d’acteurs avoue une fois encore ses limites, plus visibles encore dans l’acte II quand le chœur, bloqué par le même symbole financier agrandi formant un gour surélevé, empêchera toute mobilité… Mais si Hagen reste quasi absent, Brünnhilde s’y déchaîne avec une présence rare, tandis que Siegfried fait assaut de fatuité imbécile. Même décor de lobby pour l’acte III, qu’un simple jeu d’éclairage fait basculer dans le sinistre pour les jeux des Filles du Rhin et la mort du héros bien maladroitement conduite, dont la nouvelle déclenche aussitôt, pendant une magistrale marche funèbre en fosse, la faillite de l’entreprise des « Gibich brothers »... Et bûcher lointain, maladroitement investi par Brünnhilde sans qu’on sente Hagen disparaître pour le final, qui verra Gutrune en pleurs rester seule au centre de la scène, bientôt entourée par les Statisten de nouveau en blanc – pour dire bien sûr que la Nature a retrouvé ses droits. Rien là de magistral, rien non plus de vraiment neuf…
C’est donc bien du côté de l’oreille qu’est la fête. À commencer par le tissu sonore qui sort de la fosse : comme toujours au long de ce Ring d’exception, on aura eu l’impression d’une évidence absolue, indiscutable, créant en permanence un véritable lit de beauté sonore, composé d’un travail forcené mais comme naturel de la matière instrumentale, de sa flexibilité, de son invention, du sens esthétique et dramatique qu’on peut lui donner, sans jamais forcer le trait mais sans s’y montrer trop discret : le rapport aux voix, la réponse à leur chant est un devoir ici pleinement assumé, sans rien sacrifier de l’organisation spatiale du son orchestral en soi – les interludes (Voyage sur le Rhin, aller et plus encore retour, introduction du IIe acte) sont captivants, par leur simple état de nature purement musicale dont naît le propos narratif. Pas de remise en question, pas de personnalisation, mais, comme savait le faire un Böhm en son temps, une mise au service de la partition pour la montrer telle qu’elle est au fond, diablement inventive, incroyablement allante, irrésistible. Un accomplissement, historique.
Côté chant, le niveau est lui aussi d’exception. À commencer par des chœurs magnifiques et d’une puissance qui rend à la scène des vassaux tout son tellurisme. Seule réserve dans une distribution de très haut niveau, le Hagen de Hans-Peter König, devenu l’ombre de lui-même et qui a perdu son mordant, comme la noirceur d’une voix naguère impressionnante. Mais voici des Nornes (Okka von der Damerau, Waltraute magnifique mais qui n’a pas le sens des mots pour porter l’émotion à son comble, Jennifer Johnston, superbe, Anna Gabler, qui sera une Gutrune « plus bimbo, tu meurs », à la voix très légère) un peu moins bien équilibrées que les Filles du Rhin, toujours ravissantes (Hanna-Elisabeth Müller, Rachael Wilson, et Johnston encore), un Gunther (Markus Eiche) de forte présence vocale, un Alberich (John Lundgren) toujours aussi marquant. Mais c’est le couple héroïque qui domine de loin le plateau. Stefan Vinke semble inépuisable : éclat, assurance (à l’excès : il rate la fin de son « Hoihe » à l’arrivée de la chasse par trop de démonstration), il assure sans doute le Siegfried le mieux chantant qu’on puisse espérer entendre aujourd’hui. Et si sa mort n’est pas d’une poésie insigne, elle conclut en beauté une double prestation de haut vol. Mais c’est Nina Stemme qui emporte l’enthousiasme à son plus haut. Les affres et la colère de l’acte II la montrent déjà dominant le propos avec un aplomb total – aigu d’airain, stabilité sans faille sur tout l’ambitus et couleurs au plus magnifique. La scène finale atteint, elle, à une dimension magnétique, subjuguante : l’investissement, la splendeur du chant, la beauté du timbre ici plus qu’ailleurs mise au service d’une déploration puis d’un emportement irrésistibles, le sentiment communicatif pour la chanteuse d’être dans un moment d’absolu, tout fait de cette Immolation un sommet historique. Au rideau final, quand elle reparaît seule, la salle se lève peu à peu, hurlant sa joie.
Elle se relèvera toute entière d’un bon quand ce rideau s’écartera à nouveau pour montrer chœurs et orchestre entourant le magicien Petrenko, humble encore, heureux, déchaînant une ovation à la mesure de sa direction et de ce que l’orchestre en aura su tirer . Car c’est elle qui restera le souvenir jubilatoire et premier de cette treizième édition d’un Ring qui finit en splendeur comme rarement. On ne peut que conclure une fois encore par un « Vivat Petrenko ! »
P.F.
A lire : notre édition du Ring / L’Avant-Scène Opéra n° 227-230
Photos : Wilfried Hösl