CD Hallé HLD 7549. Distr. Outhere.
Patiemment, Sir Mark Elder aura construit son Ring en concert au Bridgewater Hall de Manchester, édité dans la foulée par l’administration de l’orchestre Hallé, attentive au rayonnement de soirées qui, chaque fois, ont fait événement en Grande-Bretagne. L’entreprise aura duré dix ans (à peine plus que n’aura mis Decca à réaliser le Ring de Solti en studio) : après un Crépuscule des dieux initial enregistré en 2009 et une Walkyrie en 2011, et avant le Siegfried programmé en juin 2018, voici L’Or du Rhin capté voici deux ans.
On retrouve les caractéristiques des deux journées précédentes. D’une part, un orchestre magnifique, une battue d’une extrême lenteur (2 h 46, c’est un record, qui impose 3 CD pour l’édition) mais attentive à mettre en valeur un tissu orchestral riche et généreux de timbres, de matière, de contenu aussi. D’autre part, une équipe de chanteurs soigneusement choisie, très majoritairement puisée au vivier anglo-saxon (comme au temps du fameux Ring anglophone de Reginald Goodall à l’ENO), ce que ne pourrait assurément pas égaler la France aujourd’hui encore.
Mais contrairement aux deux journées déjà publiées, qui souffraient de cette même lenteur car sans vrai dynamisme interne, et de ce fait particulièrement non théâtrales, comme d’une distribution des principaux rôles pas toujours exaltante, ce Prologue affiche une cohérence d’ensemble assez heureuse. On ne découvrira certes rien de nouveau dans l’approche sonore, rien de renversant non plus dans le traitement des voix : la tradition à son meilleur, loin des lectures allégées de Krauss et Böhm, des équipes renouvelées de Karajan, de la modernité théâtrale de Boulez, de la fluidité de Petrenko. Retour à l’esprit d’un Furtwängler ou d’un Knappertsbuch, aujourd’hui d’un Thielemann ; ou d’un Janowski, refusant le théâtre réel pour privilégier celui de la partition. Et donc à un Wagner plein, sinon épais, ce qui, pour conter l’initium du mythe, peut se concevoir – on est dans un temps hors de la norme humaine –, permettant ainsi de concentrer l’écoute sur le détail orchestral plutôt que sur les vertiges d’une action scénique qui n’a pas à imposer la précipitation. Mais il faut alors accepter que le rapt de Freia soit sans brusquerie fondamentale, laissant aux voix des Géants le rôle de capteur d’attention. Ou que le récit de Loge soit plus purement narratif que jeu de dupes tendu en forme de piège vers les Géants.
Pourquoi pas, quand la distribution tient haut son rang, à commencer par le Wotan de Iain Paterson, qui sera le prochain titulaire du rôle à Bayreuth en 2020. Il se montre parfaitement à l’aise : il en a le dramatisme fougueux, le ton impérieux, l’ambitus requis, l’allègement quasi-poétique ; mais il semble un peu trop tenu pour imposer une vision d’un jeune dieu plus incisif encore. En face, l’Alberich de Samuel Youn, vipérin, violent mais aussi dévasté par la perte de son anneau – il en devient un pantin expressionniste – est un vrai égal. Les Dieux ne sont pas moins excellents, entre la Fricka de Susan Bickley, très jeune de voix (et plus à l’aise que dans les tempêtes de sa scène à l’acte II de Walkyrie), un profond Donner de David Stout (magnifique appel aux nuées), un ravissant Froh de David Butt Philipp, une bien jolie Freia (Emma Bell). Et une Erda de grand ton de Susanne Resmark, malheureusement enregistrée de trop loin pour imposer un mystère de fascination plus grand encore que celui qu’elle suscite dans une battue quasi immobile. Un sans faute, donc. Mime piailleur à souhait (Nicky Spence), Fasolt magnifique, Fafner plus froid, noir, violent (Reinhard Hagen et Clive Bayley). Et des Filles du Rhin parfaitement caractérisées. Seul maillon un rien moins opulent, le Loge de Will Hartmann, qui dans son récit initial pris à froid manque d’aisance dans cette battue qui taxe son aigu au vibrato marqué et son souffle un peu court, que ne sauve pas un timbre bien nasillard. Il se rattrapera cependant au cours de l’action, mais sans avoir jamais le côté caustique des très grands demi-dieux.
Il n’empêche : même si les disputes autour de l’anneau ont un vrai dramatisme et que l’entrée au Walhall a son côté péremptoire, tout cela finit par paraître un peu long ; on reste séduit par la proposition musicale mais pas pris en otage par cette direction belle mais plus obsédée d’elle-même que d’une théâtralité qu’on a appris par ailleurs à trouver fort nécessaire en ce Prologue. Mais malgré cette réserve, cet Or du Rhin vaut mieux que les deux Journées qui l’ont précédé.
P.F.