La bibliographie sur Eugène Scribe (1791-1861), qui fut pourtant le plus grand auteur dramatique européen du XIXe siècle, n’est pas si abondante qu’on ne doive se réjouir de la publication de cet ouvrage dont le principal mérite est d’inciter à lire Scribe, sans a priori et en le prenant « au sérieux ».
Historien du cinéma, Noël Burch a choisi de concentrer son étude sur douze livrets (neuf grands opéras et trois opéras-comiques), sans recourir aux partitions. De même, il ne met pas en relation ces livrets avec le reste de la production de Scribe, lequel fut à la fois le créateur du vaudeville moderne (il en a écrit près de 250 !) et l’auteur contemporain le plus joué à la Comédie-Française au XIXe siècle. Il serait toutefois malvenu de lui reprocher ces partis-pris qui sont clairement affichés. A partir de ces douze livrets (corpus dont la composition peut certes être discutée), Noël Burch développe une stimulante réflexion sur la gynolâtrie de Scribe, à savoir sur la façon dont le dramaturge défend la cause des femmes et les met en valeur – attitude que l’auteur relie à la vie personnelle de Scribe en puisant dans l’ouvrage Eugène Scribe, la fortune et la liberté que j’ai publié en 2000. On se gardera ici de se prononcer sur la pertinence de lier ainsi biographie et œuvre pour insister plutôt sur tout ce qu’apporte cette clé de lecture originale.
Certes, selon les œuvres étudiées, on sera plus ou moins séduit par les analyses de Noël Burch, plusieurs fois entravé par son statut de non spécialiste, ce qui le conduit parfois à des contresens ou à des interprétations très discutables. On peut aussi s’interroger sur ce qui est spécifique à Scribe dans cette gynolâtrie qu’on retrouve, par exemple, tout aussi marquée, si ce n’est encore plus, dans les opéras-bouffes d’Offenbach. Il est indéniable que, malgré la censure en vigueur jusqu’en 1906, c’est tout le répertoire dramatique et lyrique français du XIXe siècle qui porte une vision « libérale » et « progressiste » de la société (ce qui explique du reste en partie son immense succès à l’étranger et son petit parfum de « scandale »). Que Noël Burch en fasse la démonstration en s’appuyant sur ces douze livrets de Scribe est fort louable en soi et suffirait seul à recommander la lecture de son étude. Cependant, on peut regretter que, comme trop souvent chez les spécialistes des « rapports sociaux de sexe », le propos prenne parfois un tour trop radical. Affirmer que la « principale cohérence » des œuvres de Scribe réside dans leur représentation des rapports sociaux de sexe, ainsi que l’écrit Noël Burch, est assez hasardeux, surtout quand l’étude repose sur douze pièces… et qu’il en reste quatre cent treize autres à examiner ! Qu’on me permette d’illustrer ce fait par les deux pages de conclusion (p. 190-191) où Noël Burch m’interpelle directement en me reprochant d’avoir une vision de la politique « bien étroite » parce que, en traitant des relations de Scribe avec la politique, je n’y inclus pas la question de la domination patriarcale. Il me semble qu’il y a une certaine mauvaise foi dans cette accusation qui invalide, au-delà de ma modeste personne, la quasi-totalité des travaux sur l’histoire politique des spectacles au XIXe siècle.
Noël Burch termine la « quatrième de couverture » en disant vouloir « réhabiliter cet auteur si mal-aimé ». Je ne saurais que l’encourager dans cette voie et, si on veut bien me reconnaître un statut de « spécialiste », on acceptera peut-être que j’use ici dudit statut pour acter que Noël Burch y contribue grandement avec ce livre. Toutefois, si l’étude des rapports sociaux de sexe apporte un nouvel éclairage à l’histoire des spectacles au XIXe siècle, il serait à coup sûr fort sage de ne pas en faire une clé d’explication universelle. Ce n’est que par le croisement des approches que le chercheur peut espérer arriver au plus près d’une œuvre, d’un auteur ou d’une période.
J.-C.Y.