CD Orfeo C 9301821. Distr. Harmonia Mundi.
A la fin des années soixante, Boris Blacher incita Gottfried von Einem à poursuivre son voyage vers le théâtre contemporain. Il avait lui-même instillé le ver dans le fruit en signant la parfaite adaptation du Procès de Kafka, fournissant au compositeur l’implacable trame dramatique de son chef-d’œuvre lyrique auquel Salzbourg offrit une retentissante création le 16 août 1953 (Karl Böhm dirigeait, Max Lorenz incarnait Josef K, la distribution alignait Della Casa, Berry, Poell, Koreh). Pourtant, depuis, la veine lyrique de von Einem semblait tarie malgré leur second opus commun, Der Zerrissene créé à Hambourg en 1964. Finalement, une commande du Wiener Staatsoper ranima la flamme, Blacher suggérant à son ami la pièce de Friedrich Dürrenmatt qui triomphait sur les scènes germaniques depuis sa création à Zürich en 1956. On sait la suite : les réticences du dramaturge qui goûtait peu le monde de l’opéra, l’insistance du compositeur qui lui envoya pour preuve de ses talents une invitation à assister à une représentation de Dantons Tod, l’enthousiasme de Dürrenmatt devant la performance d’Eberhard Waechter (pensa-t-il immédiatement à ce formidable chanteur-acteur pour incarner Ill ? probable), l’acceptation finale de l’auteur adaptant si bien sa pièce à la plume économe du compositeur qu’il la réduisit d’un quasi-tiers. Las, la composition fut retardée par la jaunisse qui épuisa von Einem après avoir manqué de l’emporter, laissant le temps agir car Blacher, pygmalion discret, poursuivait son œuvre, sachant que la langue moderne de Dürrenmatt parachèverait l’évolution du langage de son ami.
Et en effet, la musique de La Visite de la vieille dame semble à des années-lumière de celle du Procès, s’inscrivant dans la nouvelle objectivité du théâtre lyrique germanique des années soixante-dix, parfait miroir tendu aux ouvrages radicaux signés par Hans Werner Henze et par Blacher lui-même. Ce « saut » générationnel fut pourtant relégué au second plan par le sujet de la pièce de Dürrenmatt qui trouva en Christa Ludwig une Claire Zachanassian plus vraie que nature. Alors au sommet de sa carrière lyrique, elle osa accepter bien avant l’âge un rôle de composition, tout comme Eberhard Waechter consentit lui aussi à se grimer en vieillard. L’intrigue, ironique jusqu’à l’horreur, sa satire de la bourgeoisie en arrière-plan, sa lecture au vitriol de la vie d’une petite bourgade suisse, mais plus encore la stature iconique du personnage de la multimillionnaire – où transparaît le souvenir tout à la fois de Turandot, d’Emilia Marty et de Klytemnestra – firent pencher la balance plutôt du côté du « sujet » de Dürrenmatt que du nouvel objet lyrique de von Einem. L’écho de la création viennoise, audible enfin dans une édition réalisée avec soin d’après les bandes originales (la précédente, diffusée quasi confidentiellement en Autriche sous étiquette Amadeo, sonnait comme étouffée), conserve tout l’impact de ce qui fut pourtant un succès relatif : l’ouvrage ne sera que peu repris en dehors des scènes germaniques, mais il suscita deux incarnations majeures, Astrid Varnay s’emparant de Claire sur les scènes de Zurich et de Glyndebourne, alors qu’elle avait justement l’âge des rôles de composition (des captations existent, elles mériteraient d’être divulguées), et Regina Resnik assurant la création américaine à l’Opéra de San Francisco en 1975. Ces deux grandes Klytemnestra n’eurent pourtant pas les subtilités psychologiques dont Christa Ludwig, en voix glorieuse, pare son implacable héroïne, assez proche de l’incarnation complexe qu’Ingrid Bergman en proposa devant la caméra de Bernhard Wicki, et la troupe assemblée à Vienne autour de (et surtout contre) l’Ill simplement génial d’Eberhard Waechter demeure intouchable : Hans Hotter, Hans Beirer, Manfred Jungwirth, Emmy Loose, Heinz Zednik croquent leurs personnages avec un sens aigu de la caractérisation, soutenus par l’orchestre amer et acide que règle Horst Stein, maître des atmosphères délétères jusque dans les interludes qui assurent aux brèves scènes cette fluidité toute théâtrale. Cinq ans plus tard, Gottfried von Einem revenait à l’opéra avec une adaptation du Kabale und Liebe de Schiller, inaugurant son propre classicisme. Boris Blacher, disparu une année plus tôt, n’aura pas assisté à cet ultime revirement.
J.-C.H.