Après Kalîla wa Dimna (2016) de Moneim Adwan, Orfeo & Majnun est l’étape supplémentaire dans l’ouverture du Festival d’Aix-en-Provence au monde méditerranéen telle que mise en œuvre par Bernard Foccroulle. Après un opéra en langue et musique arabes composé par un Franco-Palestinien, voici donc un opéra polyglotte (en français, anglais et arabe) conçu par trois compositeurs mêlant les horizons esthétiques des musiques orientale (Adwan, de nouveau) et occidentale (Dick van der Harst), savante et populaire (Howard Moody, en charge des passages de chœur destinés à des interprètes en partie amateurs et préparés par Philippe Franceschi). Quant au livret de la dramaturge autrichienne Martina Winkel, il croise deux mythes fondateurs, chacun issu d’une des deux rives de la « Mer au milieu des terres » : Orphée et Eurydice pour l’imaginaire gréco-antique, Layla et Majnun pour la poésie arabe. Deux histoires tragiques unies par la lyrique (Orphée et Majnun sont tous deux poètes) et le sens de l’absolu (le premier arrache Eurydice aux Enfers, le second devient fou par désespoir amoureux).
Après la parade urbaine organisée le 24 juin et une première présentation à la Monnaie de Bruxelles cinq jours plus tard, le pari est brillamment relevé en ce soir du 8 juillet 2018 où le cours Mirabeau accueille 3000 spectateurs assis (sans compter le public debout, serré tout autour de l'espace organisé), les yeux rivés sur une scène digne d’un concert de rock ou sur les différents écrans géants qui la relaient à distance (saluons au passage la qualité de l’amplification, qui conserve aux timbres vocaux comme à l’équilibre d’ensemble un rare sentiment de naturel). La partition échappe à la juxtaposition cloisonnée : l’accompagnement du chant arabe se nourrit d’une orchestration neuve et d’une écriture qui dépasse l’hétérophonie habituelle, de même que celui du chant lyrique se ponctue de motifs de cordes, à la façon du classicisme arabe ; et pas l’ombre d’une banalité mélodique dans le traitement des chœurs. En fosse, sous la direction pêchue de Bassem Akiki, deux ensembles issus de l’Orchestre des Jeunes de la Méditerranée croisent leur savoir-faire : le Sinfonietta et l’Ensemble interculturel, ce dernier apportant les coloris orientaux (ud, qanun, ney, gadulka et percussions). L’actrice belgo-iranienne Sachli Gholamalizad est une Narratrice finement investie et les quatre solistes déploient une virtuosité subtile, jouant sur l’intériorité des micro-intervalles et d’une cursivité vibrionnante pour Loay Srouji (Majnun) et Nai Tamish Barghouti (Layla), ou sur un déploiement plus extraverti pour Yoann Dubruque (Orfeo) et surtout Judith Fa (Eurydice), laquelle se joue des suraigus avec brio. Quelques temps morts lors des enchaînements de numéros (une structure quasi obligée ici, de même que la prédominance de la mélodie soliste ou, au chœur, de l’homorythmie) et le statisme du chœur sont sans doute dus à la lourdeur du dispositif engagé ; mais la mise en scène, co-réglée par Airan Berg (le concepteur du projet) et Martina Winkel, sait dépasser l’effet de lointain grâce à des attitudes et regards soigneusement choisis, et à l’accompagnement poétique des figures animalières de Roger Titley et de vidéos contemplatives.
En cette 70e édition du Festival qui est aussi la dernière de Bernard Foccroulle, il serait tentant de faire un bilan de son action au vu des plus grands moments d’opéra que son mandat a fait éclore, qu’il s’agisse par exemple de Written on Skin de George Benjamin ou d’Elektra vue par Patrice Chéreau. En sa façon de fédérer les talents et les horizons, de rapprocher professionnels et amateurs dans un même mouvement d’exigence, de faire dialoguer musiques occidentales et orientales, de toucher les publics sans jamais en flatter le goût pour la facilité, d’accueillir pour mieux féconder, il n’est pas impossible que cet Orfeo & Majnun soit, à long terme, une date plus cruciale encore.
C.C.
Photos Vincent Beaume