Sonya Yoncheva (Imagene), Piero Pretti (Gualtiero) et Nicola Alaimo (Ernesto)

Le jour 29 du mois de juin de l’année 2018, l’ultime bastion de la résistance callassienne est tombé : après soixante ans et vingt-neuf jours d’absence, Il pirata de Vincenzo Bellini était de retour à La Scala de Milan, dernier opéra qu’on n’avait pas osé reprendre après une interprétation entrée dans la légende – d’autant plus que seules quelques images, reproduites dans le programme de la soirée, en gardaient le souvenir. Est-ce un sacrilège ? Ne doit-on pas se faire un devoir de proposer, au moins une fois par génération, un incunable de la littérature musicale romantique, qui par ailleurs avait vu le jour justement dans ce théâtre, le soir du 27 octobre 1827 ? Questions que l’on préfère laisser sans réponse, pour donner compte de la bataille – car bataille il y eut, avec de nombreuses victimes – et suivre les apparitions des fantômes de l’opéra qui ont hanté le spectacle.

Le premier fantôme, le plus ancien et difficile à attraper, était celui de Giovanni Battista Rubini, premier Gualtiero le soir de la création, ténor pour lequel Bellini imagina une nouvelle esthétique, une vocalité fondée sur le rapport étroit entre parole et musique, une écriture capable de valoriser non seulement l’héroïsme du personnage, mais surtout l’élan céleste d’un timbre angelicato (« il te semble de voir un ange, car il le disait de façon divine, et son chant était l’effet surprenant d’une grande simplicité dans l’expansion de l’âme », écrivait le compositeur au lendemain de la première). Mais aussi une nouvelle dramaturgie, « frénétique » à souhait, destiné à culminer dans un finaletto fulgurant au cours duquel Gualtiero, condamné au supplice, se lance du haut d’un pont, clôturant ainsi l’œuvre de façon spectaculaire. Or de cette scena ultima, dont témoignent le manuscrit autographe, le livret de la création et une lithographie du dernier tableau (et désormais le dernier enregistrement de l’œuvre), ne restait aucune trace dans le nouveau spectacle milanais ; surtout, on n’y sent aucun souci de rétablir les intentions originales, ou du moins de s’en rapprocher. Car le fantôme de Rubini a été supplanté par un autre revenant, celui de Franco Corelli, dernier Gualtiero à côté de Callas : interprète studieux et judicieux, Piero Pretti s’insère dans le sillage de ce dernier par un chant musclé, toujours tendu, vigoureux. On admire le soin consacré aux récitatifs, l’élégante tournure du phrasé, la vaillance d’un registre aigu dardé avec une belle projection ; mais on reste perplexe face à une expressivité terne et souvent monotone, à l’absence de tout jeu de dynamiques et de puntature, essentielles pour enrichir une colorature efficace mais élémentaire ; et surtout la couleur de la voix, si virile et héroïque, en fait peut-être l’interprète idéal du répertoire verdien tardif, sinon carrément vériste, mais surtout pas de ces pages, où il faut s’élever jusqu’aux cieux et transmettre la rayonnante splendeur d’un contraltino. Pretti sera à Paris prochainement pour Aida et mérite d’être réécouté, mais ici, où l’on cherche en vain un ange déchu poursuivi par le destin, il est tout simplement hors contexte.

Le deuxième fantôme, pour sa part, a obtenu un triomphe personnel et bien mérité. Car, dans le rôle d’Imogene, Sonya Yoncheva rejoue Callas : sans complexes et sans mystères. Après sa Norma londonienne, l’artiste bulgare aspire à la succession et probablement y accédera : l’opulente richesse des harmoniques, le timbre ambré, lunaire, richement pimenté, parfois guttural dans le registre grave, l’impact d’une présence fortement théâtrale et totalisante, tout rappelle la grande cantatrice grecque, jusqu’au port de bras, aux mouvements des mains, à la silhouette noble, fière, austère. Et surtout elle déploie la même attention aux accents, toujours incandescents, censés traduire l’agitation fébrile qui anime le personnage, cette inquiétude désespérée et brûlante qui culmine dans la scène finale, véritable apogée de l’œuvre. Supportée par la seule invention scénique de tout le spectacle et enfin dépourvue des insupportables paillettes qui affublent ses costumes, elle entre en scène suivie d’un manteau noir infini qui se prolonge jusqu’aux cintres, insupportable fardeau qui assombrit la scène, le regard, l’âme. Et, une fois qu’elle l’aura retiré et recueilli dans ses mains, ce long drap couvrira le cercueil d’Ernesto puis lui rappellera leur enfant et déclenchera la dernière cantilène, « Col sorriso d’innocenza », dernier espoir d’un pardon désormais impossible. Enfin il y la cabalette finale, qui rarement a été si attachante, fulgurante d’intensité, où la colorature di forza, enfin magistralement assurée, transfigure la fureur du personnage, sa folie et sa perte de repères, les hallucinations suscitées par le soleil noir de l’accablement et de la mort. Un portrait majeur, une forte personnalité, une scène de folie inoubliable.

Pour deux fantômes, au moins trois victimes, sacrifiées sur l’autel des premières de La Scala où les applaudissements laissent fréquemment la place aux contestations les plus fantaisistes et originales. Nicola Alaimo, superbe Ernesto, probablement ne s’y attendait pas. Et pour cause, car son interprétation arrive après une longue fréquentation du Rossini serio qui est d’ailleurs à l’origine de ce rôle. Il y apporte tous le poids d’une voix remarquablement timbrée, solidement assurée, dans laquelle on retrouve des inflexions de famille – l’homogénéité de son oncle Simone – et une pertinence stylistique rare. Tout le deuxième acte – le grand duo qui débouche sur le trio – le voit protagoniste à part entière grâce à la gestion d’un legato parfaitement soutenu tout au long du cantabile. Excellent trio de comprimari, avec le vaillant Itulbo de Francesco Pittari, le Goffredo bien trop juvénile de Riccardo Fassi et l’Adele de luxe de Marina De Liso, malheureusement obligée à jouer la desperate housewife face aux dégâts provoqués par les pirates. Moins intéressant, pour une fois, est l’apport des chœurs dirigés par Bruno Casoni, visiblement en difficulté dans le jeu d’échos prévus à la scène 6 du premier acte.

On est obligé de partager les perplexités exprimées face à la direction musicale de Riccardo Frizza, qui se nourrit de belles idées mais fait défaut d’une vision d’ensemble, indispensable dans une œuvre située à la charnière entre rossinisme et romantisme, héritage du passé et prémonitions du futur. Parmi les premières on citera, par exemple, l’accompagnement de la cavatine de Gualtiero, qui prend un caractère de ballade narrative ; ou encore l’attention à la composante des timbres (les cordes soyeuses ou le célébrissime solo de cor anglais dans la scène de folie) et à la dilatation des phrases, suspendues grâce à un emploi du rubato sage et efficace. Mais on garde souvent l’impression d’un manque de tension, qui enlève à la partition la dimension survoltée et enflammée qui lui est propre.

Il y a bien pire cependant, dans le spectacle signé par Emilio Sagi et coproduit avec le Teatro Real de Madrid et le San Francisco Opera. Daniel Blanco a imaginé comme décor unique une grande boîte en miroirs où les images se reflètent et se multiplient ; et – tout comme dans La Traviata historique de Josef Svoboda – le plafond assume des inclinations différentes, suffocantes ou ouvertes vers le fond de la scène, pour dévoiler des paysages enneigés, des trophées d’armes et armures, jusqu’au noir final. Une vision pouchkinienne du drame de Bellini, opportunément soulignée par les lumières dramatiques d’Albert Faura mais qui contraste visiblement avec les costumes de Pepa Ojanguren, d’une élégance banale et sans motivation, avec – et toujours – uniformes militaires, le noir de longs manteaux pour les hommes et le blanc de robes de mariées pour les femmes. Tout ceci compose un ensemble assez hétéroclite où la direction d’acteurs est laissée aux bons soins des interprètes et dont seule Yoncheva semble profiter pour imposer sa propre vision du personnage. On ajoutera d’autres solutions franchement incompréhensibles (la sortita d’Imogene, qui chante « Lo sognai ferito, esangue » à ses demoiselles d’honneur en servant le thé) pour constater que, tout comme l’Otello de Rossini conçu par Jürgen Flimm il y a trois ans, la mise en scène des opéras italiens du primo Ottocento constitue un problème majeur auquel il est désormais impossible de se soustraire. Et, tant qu’on ne l’aura pas abordé, la présence d’une diva ne suffit pas à justifier la soirée.

G.M.

A lire : notre édition consacrée au Teatro alla Scala / L'Avant-Scène Opéra n° 283


Photos : Brescia / Amisano - Teatro alla Scala.