Gregory Kunde (Manrico), Lianna Haroutounian (Leonora), Vitaliy Bilvy (le comte de Luna), Anita Rachvelishvili (Azucena), Alexander Tsymbalyuk (Ferrando), Francesca Chiejina (Ines), Samuel Sakker (Ruiz), Chœur et Orchestre du Royal Opera House Covent Garden, dir. Richard Farnes, mise en scène : David Bösch (Londres, 31/01/2017).
DVD Opus Arte 1262 D. Notice et synopsis trilingue (angl., all., franç.). Bonus non sous-titrés en franç. Distr. DistrArt Musique.

Révérence à ce Trouvère… alors même que Gregory Kunde n’est pas notre Manrico de cœur : le paradoxe n’est qu’apparent.

On sait que Verdi avait initialement dans l’idée de faire d’Azucena le rôle-titre de son ouvrage : or ici, chaque apparition d’Anita Rachvelishvili, chaque seconde de son chant vaut à soi l’acquisition de ce DVD. Le timbre est somptueux, les moyens sont démesurés mais savent conserver jusque dans l’opulence finesse du trait et délicatesse de la nuance ; l’intelligence musicale est constante, où le son et le mot sont intimement interprétés et donnés « vrais » : une Gitane d’anthologie, qui vous hypnotise comme la flamme. Tout comme nous captive la direction de Richard Farnes, à l’image d’ailleurs des qualités de Rachvelishvili (c’est peut-être pour cela que leur accord parfait, par exemple dans « Stride la vampa », saute aux oreilles comme si orchestre et chanteuse ne faisaient soudain plus qu’un) : alliant fulgurances et précision, vivacité et générosité, détail soigné et galbe de l’ensemble. En fosse comme au chœur, Le Trouvère de Farnes raconte et frémit : un plaisir complet, aussi musical que théâtral.

Aux côtés de cette Azucena himalayenne, le reste du « quatuor du Trouvère » est peut-être moins anthologique mais se tient tout de même très haut. Lianna Haroutounian donne à sa Leonora des accents dignes d’un âge d’or, celui où la plénitude du chant, la jubilation palpable de se pâmer dans la phrase verdienne faisait presque à elle seule expression (voyez son agonie, où la beauté du chant qui s’élève ne contredit en rien le corps qui meurt, mieux : lui imprime le rythme de sa pulsion de vie finissante) : le timbre est voluptueux, chaud et enrobant, et délicatement contourné dans le fiorito – il manque hélas de poids et d’accroche dans le grave, et ce sont les seuls moments où la partie vocale dépasse l’artiste. Elle s’investit de plus dans son personnage sans histrionisme ni cliché, laissant poindre sur son visage des émotions intérieures souvent justes et parfois même singulières. Vitaliy Bilvy est un Luna de bronze – qui pourrait néanmoins parfaire son intonation, parfois haute, et dont le format n’est pas absolument mordant – et de belle prestance physique, donc presque plus crédible en prétendant de Leonora que Gregory Kunde. C’est évidemment dommage, comme, pour ce dernier, ce timbre qui manque de latinité et désormais de rayonnement ; le musicien est irréprochable dans ses intentions et son style, l’acteur aussi qui s’engage en son personnage, mais ce n’est pas avec lui qu’on sentira ce trouvère qui a, après tout, séduit Leonora par la pure beauté de son chant… Ajoutons le Ferrando précis d’Alexander Tsymbalyuk, lui aussi moins idiomatique et presque charbonneux parfois.

On sait aussi combien Le Trouvère est un casse-tête pour les metteurs en scène et combien sa vidéographie est pauvre en versions véritablement prenantes : l’imagerie y est souvent aussi toc que le traitement théâtral de ses retournements de situations. Or la mise en scène de David Bösch (créée à Londres six mois avant cette captation de sa reprise) parvient à se libérer de la première, grâce aux décors à la noirceur poétique de Patrick Bannwart, et à rendre crédibles les seconds, grâce à une distance judicieusement tenue entre actualisation et abstraction. La scénographie favorise les extérieurs nocturnes et un cauchemar suggéré sans lourdeur : quelques arbres morts et barbelés pour le camp de Luna, dont le tank répond à la roulotte d’Azucena, laquelle est au cœur d’un campement gitan mi-circassien, mi-fellinien, foutraque et déglingué. De l’un à l’autre le feu court, à l’image de la torture mentale que subit Azucena chez Luna, menacée d’être brûlée à l’essence : une idée aussi pertinente que frappante. Les jeux de lumières du I (superbes éclairages d’Olaf Winter) rendent crédible le quiproquo du premier trio, tout comme la désolation du dernier décor ouvert rend évidents le finale et ses morts accumulées. Plongez !

C.C.