Photo : Elisabeth de Sauverzac.
Trouble in Athénée
Amorcée au Théâtre impérial de Compiègne le 17 mai dernier, passée par la Coupe d’Or à Rochefort, la double production Manga-Café / Trouble in Tahiti a accosté au Théâtre de l’Athénée.
Créée en 1952, la pièce lyrique de Bernstein dure quarante minutes, imposant aux théâtres de lui adosser un autre titre. Quoi de mieux que la suite imaginée par le compositeur lui-même en 1983, A Quiet Place (il fusionnera d’ailleurs ensuite les deux ouvrages sous ce dernier titre) ? L’on a voulu ici se démarquer de l’évidence et commander une création, destinée à une distribution similaire. Idée stimulante qui tombe hélas à l’eau tant Manga-Café de Pascal Zavaro fait pâle figure auprès de son illustre aîné par la faiblesse de son langage, de son écriture et de sa dramaturgie, et laisse rêveur quant à l'opportunité et aux raisons d'une telle commande. Il est aujourd'hui des plumes musicales autrement inspirées et maîtresses de leur art qui mériteraient l'honneur de voisiner avec Lenny...
Passons rapidement sur le prétexte censément partagé par les deux livrets : au désenchantement conjugal de Trouble in Tahiti, à sa critique de l’American way of life et de ses promesses illusoires, répondrait l’impossible rencontre amoureuse d’une jeunesse milléniale qui vit sa vie par écrans interposés – dans les deux cas, la fiction (cinéma chez Bernstein, manga chez Zavaro) jouant le rôle de stimulant imaginaire, qu’il soit répulsif ou exutoire. Un rapprochement intéressant sur le papier mais qui vire à l’épreuve lorsqu’il faut en passer par le livret de Manga-Café, signé du compositeur – pauvreté sémantique, ténuité des enjeux digne d’une sitcom pour ados, twist final grossier (i.e. : tout cela n’était qu’un rêve issu des lectures du héros) – et par sa musique. Car Pascal Zavaro, qui n’a pas peur de citer quelques figures tutélaires de l’opéra français, à commencer par Pelléas, fait montre d’un art prosodique très relatif, engoncé dans une métrique morne que de systématiques syncopes tentent d’animer. Or avec l’élocution parfaite de tous les interprètes, l’on se surprend à tout comprendre sans presque avoir recours au surtitrage. Mais n’est pas Hofmannsthal (ou Bernstein, lui aussi auteur de son livret) qui veut… et le gain de clarté se mue en piège involontaire. L’œuvre nous est donc servie à cru, et la mise en scène de Catherine Dune en accuse encore les limites : un budget serré ne peut excuser ces lumières mal réglées et gênant le public, ces entrées en scène faussement masquées, ces accessoires qui semblent parfois plus encombrer les chanteurs que nourrir leur personnage. Plutôt que la première partie (écartelée entre un cosplay pas vraiment assumé et un décor stylisé, et où les costumes du « couple » les désassortissent au point d’empêcher toute crédibilité de leur relation), on préférera le travail sur la blancheur artificielle qui, dans Trouble in Tahiti, sert plus judicieusement les enjeux de l’ouvrage.
Sous la direction de Julien Masmondet, la partition de Pascal Zavaro est pourtant vaillamment défendue par l’ensemble Les Apaches et par chacun des interprètes. Bien que Laurent Deleuil, André Gass et Philippe Brocard y soient circonscrits à un rôle de trio commentateur au comique forcé (en quelque sorte Ping, Pang et Pong passés à la lessiveuse d’un matériau musical et textuel étique), ils forment un ensemble intelligemment équilibré. Le couple de protagonistes est vocalement irréprochable (délicieux soprano de Morgane Heyse, fruité, brillant et sensible, dont l’art d’attaquer ses vocalises en guirlande de rires est achevé), admirable même : dans son personnage travesti de geek au grand cœur, Eléonore Pancrazi déploie un chant remarquablement maîtrisé (de l’intérieur) et libéré (vers l’extérieur). Souplesse, égalité des registres, rondeur bien assise du bas-médium sont au rendez-vous, mais aussi une finesse d’interprétation que l’on pressent alors mais qui se révèle surtout avec la Dinah de Trouble in Tahiti : portés par l’autrement profonde partition de Bernstein, sa subtilité d’intentions, son art de moduler le timbre et les modes d’émission vocale éclatent au grand jour. L’air grandiose et déjanté déjà évoqué, qui donne son titre à l’ouvrage, provoque alors l’envie d’entendre Pancrazi dans un musical à la Sondheim : on imagine là une Mrs Lovett, tant paraissent naturels la langue et son swing, l’esprit frondeur d’un chant qui ne se cantonne pas au lyrisme opératique, ou pourquoi pas une Désirée Armfeldt, tant l’interprète sait aussi, du haut de sa jeunesse, exprimer une gravité sourde, une féminité empreinte de regrets. Face à elle, Laurent Deleuil ne démérite pas en Sam, quoiqu’un rien plus sage dans son approche du rebond féroce de « There’s a law ». En trio-commentateur aux gestes et aux sourires robotisés – collant bien au ton faussement guilleret de son propos –, l’ensemble alors formé par Morgane Heyse, André Gass et Philippe Brocard apporte une touche de légèreté cruelle et drôle à la fois, et selon une mise en place finement dosée. Le beau succès que le public réserve à la fin de soirée signe la victoire éclatante de Bernstein et de ses interprètes.
C.C.
Photo : Odile Motelet.