En 2004 ce doublé triomphait au Palais Garnier ; sa reprise à l’Opéra Bastille ne dépare pas sa renommée. Grâce aux décors cocasses de Florence Evrard et Caroline Ginet, chargés de détails d’un réalisme kitsch qui est en soi savoureux, la mise en scène de Laurent Pelly, réglée comme… une horloge, exprime tout le suc comique de ces deux œuvres bouffes. Pelly signe aussi les costumes, nous orientant ici vers une pré-movida, là vers une Italie alla De Sica, et parvient à tisser de clins d’œil l’association des deux titres en une même soirée (les horloges de Torquemada deviennent notamment, en lointain, les clochers de Florence). Après tout, les deux ouvrages datent des années dix et jouent des clichés pour s’ancrer dans une couleur locale qui devient enjeu musical autant que théâtral : l’Espagne torride pour l’un, ses rythmes et ses modes ; l’humanisme florentin pour l’autre, perverti par la commedia dell’arte. Et sous la baguette vive et souple de Maxime Pascal, qui transporte l’hispanisme ravélien vers l’orient et n’hésite pas à accuser le grand écart puccinien entre burlesque grinçant et lyrisme voluptueux, la distribution est de bout en bout remarquable.

Clémentine Margaine affiche un tempérament presque trop entier pour sa Concepcion : on aimerait plus de couleurs nuancées et de charme piquant dans le jeu, or c’est la frustration revêche qui domine ; mais le timbre et la projection, opulents, ne font qu’une bouchée de la partie vocale, jusque dans son aigu final. Drolatique Gonzalve de Stanislas de Barbeyrac, aussi évaporé poète que fin chanteur ; Torquemada lunaire de Philippe Talbot, Ramiro franc et ravi de Jean-Luc Ballestra, Don Inigo Gomez magistral de Nicolas Courjal – tous d’une élocution exemplaire. Cocorico pour le chant français !

D’autant qu’il sert aussi impeccablement Puccini : aux côtés d’Emmanuelle de Negri (Nella) et d’Isabelle Druet (La Ciesca), Talbot (Gherardo), Courjal (Betto) et Ballestra (Marco) forment une famille Donati très idiomatique, enrichie d’un imposant Simone (Maurizio Muraro) et d’une Zita habilement versatile (Rebecca De Pont Davies). Le couple de jeunes premiers est idéal et adorable, et Pelly dirige leurs bouffées d’exaltation ou de pathos avec un irrésistible un second degré : Elsa Dreisig (Lauretta), moyens généreux et déliés au service d’une grande fraîcheur de présence et de jeu – son « O mio babbino caro » scotche même les Donati, c’est dire ! Lui répond un Rinuccio princier : Vittorio Grigolo, solaire et stylé, rayonnant à l’instar de cette Florence dont il semble l’émanation triomphante. Quant à Artur Rucinski, il compose tout simplement l’un des plus fabuleux Schicchi qu’on ait entendus ; assez clair mais mordant et très concentré, son timbre se travestit de la façon la plus risible (mais néanmoins sonore et compréhensible) qui soit et croque le personnage dans toutes ses facettes de comédien : qu’il soit père faussement sévère, ami faussement bienveillant ou vieillard faussement agonisant, l’acteur-chanteur joue sur une palette incroyablement diverse et subtile, en plus d’un geste vocal qui fait autorité et séduit d’emblée.

Il reste encore six représentations, avec parfois des alternances de distribution (30 mai, 2, 8, 12, 14 et 17 juin) : courez !

C.C.

A lire : nos éditions de L’Heure espagnole + L’Enfant et les Sortilèges / L’Avant-Scène Opéra n° 299 et Gianni Schicchi dans Le Triptyque / L’Avant-Scène Opéra n° 190.

Photos : Svetlana Loboff / OnP.