CD Cyprès CYP4647 (+ DVD : Portrait du compositeur). Distr. Outhere.
Le conte à portée philosophique a le vent en poupe à l’opéra : après Le Petit Prince de Michaël Levinas (Lausanne, 2014), c’est au tour de Pinocchio de monter sur les planches de la scène lyrique (Aix-en-Provence, 2017). Joël Pommerat a conservé la trame du texte de Carlo Collodi, érigeant au passage le thème de la vérité en un plaidoyer pour la vérité artistique. Lui aussi dans l’air du temps, le recours à la voix parlée donne davantage de poids à la narration, ce que l’on pourra ressentir par moments comme un allègement de la teneur dramaturgique. Pour ne pas simplifier à outrance le récit, il a fallu conserver un nombre important de personnages. L’astucieux expédient scénique qui consiste à donner la parole à une modeste troupe de théâtre permet d’éviter un plateau prolifique comme un éparpillement des rôles, lesquels sont concentrés par six chanteurs. Ces derniers étant excellents, on se réjouit de leur tendance à l’ubiquité, garante de facto d’une appréciable homogénéité vocale.
Après une brève ouverture dont le langage harmonique, la substance orchestrale comme la relative légèreté de ton renvoient un écho du Petrouchka de Stravinsky, puis un prologue qui ouvre le bal des références avec un clin d’œil explicite à Nino Rota, on est directement exposé à la voix parlée de Stéphane Degout. Celle-ci est si dense et colorée que la première intervention chantée du baryton (sc. 1) arrive tout en douceur. La projection plus enveloppante mais moins nettement dessinée de Vincent Le Texier apporte le premier contraste. Sa face parlée fait de Pinocchio un garnement revêche ; sa face chantée étend un spectre expressif que Chloé Briot couvre avec le même aplomb sur toute sa largeur. Le cocktail confié à Julie Boulianne nous vaut aussi bien le lyrisme pulpeux d’une chanteuse de cabaret flanquée d’un saxophone baveux à souhait – mais empruntant ses paroles à l’Enfer de Dante… – que l’expression plus véhémente d’un mauvais élève revendicatif. On appréciera en outre les vocalises sommitales de la soprano colorature Marie-Eve Munger, Fée on ne peut plus agile, ou encore le trio masculin (avec Yann Beuron) qui rend les trois Meurtriers presque aussi sympathiques, quoique légèrement moins nombreux, que les Frères Jacques.
Au gré de ses opéras, Philippe Boesmans parvient à assouplir toujours davantage les lignes vocales, qui vont droit au but, exemptes de toute surcharge ou de toute ostentation gratuite. Très fluide elle aussi, la prosodie surprend pourtant quelquefois, surtout là où elle semble motivée par l’esthétique générale de l’opéra : un parlé pseudo-populaire destiné peut-être à réactualiser – le fallait-il vraiment ? – la langue de Collodi. Si on laisse de côté certains procédés illustratifs (un orage, une tronçonneuse stylisée à coups de caisse claire et de cuivres en growl) l’orchestration profite également d’une économie de moyens qui condense son efficacité.
L’éclectisme polystylistique que revendique le compositeur permet certes le contraste des situations musicales. Outre le champ référentiel (La Mer pour la séquence avec la baleine, une fanfare à l’intonation radicalement déficiente sur un choral de Bach pour les débuts scolaires de Pinocchio, une pompeuse musique de cour pseudo-baroque pour l’ubuesque parodie de justice), il permet une ouverture sur la sphère musicale populaire. Les trois musiciens de scène sont essentiellement orientés vers la musique tzigane, avec quelques extensions parmi lesquelles une musique de village qui évoque autant les tarafs roumains que les fanfares macédoniennes ou les ambiances déjantées des films de Kusturica. On pourra par moments avoir l’impression que, faute d’un zeste de stylisation, cette ouverture d’inspiration frôle un universalisme de bon ton et non exempt de quelques clichés ; indépendamment de la valeur incontestable de ces musiciens de scène, on se demande si leur présence, certes légitimée par l’argument scénique de la troupe de théâtre, ne relève pas aussi de la recette.
Quoiqu’il en soit, ce Pinocchio est un opéra admirablement maîtrisé, habité, et très juste sur le plan expressif. De ce point de vue, il atteint à sa façon la vérité que revendique indirectement le livret. Un peu long et parfois redondant mais néanmoins passionnant, le film documentaire joint à ce coffret révèle un compositeur sans faux-semblants, entièrement dévoué à son art.
P.R.