Kurt Streit (Lucio Silla), Patricia Petibon (Giunia), Silvia Tro Santafé (Cecilio), Inga Kalna (Cinna), María José Moreno (Celia), Kenneth Tarver (Aufidio), Chœur et Orchestre du Teatro Real, dir. Ivor Bolton, mise en scène : Claus Guth (Madrid, sept. 2017).
DVD BelAir classiques BAC150. Synopsis quadrilingue (dont franç.). Distr. Outhere.


Une vidéographie de Lucio Silla est en train de naître : peu de temps après la captation scaligère (2015) de la production Minkowski/Pynkoski, à laquelle nous avions décerné notre Révérence, paraît ainsi celle de la production madrilène de 2017, dotée en théorie d’un prestige égal. Toutes deux sont nées sous des auspices mozartiens : la première avait été créée à Salzbourg lors de la Semaine Mozart 2013 ; la seconde lors des Wiener Festwochen 2005 (avec, alors, Nikolaus Harnoncourt à la baguette). Elles n’ont pourtant rien à voir.

Pynkoski sublimait le classicisme par une scénographie historique aux beautés séduisantes, propres à faire passer le faste jouissif de l’opera seria devant les tensions de l’intrigue ; Claus Guth, lui, immerge action et personnages au plus profond d’une grisaille sordide : dans un décor quasi unique de bunker souterrain, Silla semble halluciner un pouvoir et un peuple perdus (les chœurs sont cantonnés dans des recoins du décor ou de la salle), les autres protagonistes tournant en rond dans ce sous-sol comme des hamsters dans leur cage ; supervisée par Tine Buyse, la reprise paraît d’ailleurs assez lâche dans la direction d’acteurs, notamment pour une Celia bien minaudante.

Minkowski galvanisait l’Orchestre de La Scala, aussi vif que délié dans son trait sous sa battue spirituelle ; Bolton alourdit celui du Teatro Real, singulièrement épais et massif dans ses accents sans nuance et, pire encore, dans un continuo et des récitatifs qui se traînent autant en fosse qu’en gosiers. Le chef paraît ensuite vouloir récupérer tout ce temps perdu dans les airs où sa battue laisse soudain peu de répit aux chanteurs, même en difficulté...

Après le couple Spicer/Ruiten, Silla et Giunia paraissent ici bien hors de propos : Kurt Streit affiche un chant éteint, presque détimbré parfois, que seul son investissement théâtral parvient à faire oublier ; quant à Patricia Petibon, elle offre une contre-performance dont on se dit qu’il est assez cruel (ou crânement assumé par l’artiste ?) de l’avoir ainsi publiée. Registres disjoints et graves grossis dans « Dalla sponda tenebrosa », justesse faillible plus d’une fois, course éperdue après elle-même dans le meurtrier « Ah, se il crudel periglio » : c’est une souffrance que de l’entendre lutter pour se maintenir à flots – et une admiration aussi que de la voir refaire surface, donnant tout, y compris ses failles, à son personnage (on trouve trace, dans son « Fra i pensier più funesti di morte », du « Ah, mio cor » d’Alcina qui s’offrait à nu au Festival d’Aix-en-Provence deux ans plus tôt) et retrouvant soudain par là-même l’énergie de contre-notes puissantes et brillantes et de cadenze pleinement inventives. Si le document vaut pour l’artiste, reste qu’ainsi sa Giunia ne peut y convaincre. Inga Kalna renouvelle son Cinna solide mais pas toujours net dans la vocalise, quand Silvia Tro Santafé (Cecilio), au grave un peu court quoique bien chantante et crédible, ne peut faire oublier le cuivre de Marianne Crebassa. Une Celia charmante mais un rien pincée, un Aufidio peu idiomatique (les r trop roulés de Kenneth Tarver sont lassants) et une réalisation parfois peu inspirée (la caméra à la rampe, filmant en contre-plongée et en grand angle, ne fait pas toujours bon ménage avec certaines silhouettes…) achèvent de faire pencher la balance : retour à La Scala 2015.

C.C.