Jonas Kaufmann (Otello), Marco Vratogna (Iago), Maria Agresta (Desdemona), Frédéric Antoun (Cassio), Kai Rüütel (Emilia), Thomas Atkins (Roderigo), Simon Shibambu (Montagno), In Sung Sim (Lodovico), Chœur et Orchestre du ROH Covent Garden, dir. Antonio Pappano, mise en scène : Keith Warner (Londres, 28 juin 2017).
DVD et BR Sony 88985491969. Synopsis et notice en anglais. Distr. Sony.


Depuis The Verdi Album (Sony, 2013) où il avait fait entendre deux extraits d’Otello, on attendait la prise de rôle scénique de Jonas Kaufmann. Elle eut lieu à Londres quatre ans plus tard, faisant suite à une période d’inquiétude vocale qui rendait l’enjeu d’autant plus observé. Sans conteste, le timbre ombrageux du ténor allemand est idéal pour le Maure et sa consomption intérieure. Et en juin 2017, la performance est évidente : à sa musicalité proverbiale Kaufmann ajoute une forme vocale indéniable, audible dès l’« Esultate ! » et plus encore au fur et à mesure d’une soirée (captée d’un seul tenant, c’est à souligner) qui ne le voit pas faiblir. Parallèlement à ses qualités habituelles, la voix déploie ici une énergie rayonnante et magnétique, à même de brosser un portrait complet d’Otello, entre passion dévorante et fragilité émotive. Le ténor le plus « intello » du moment laisse libre cours à une spontanéité animale de guerrier peu psychologue, et le cocktail est explosif.

Or cette vidéo ne détrône pas les références, loin s’en faut. D’abord parce que l’on sent Kaufmann doublement prudent : d’une part, il paraît soucieux de ne pas détruire en quelques soirées le capital soigneusement reconstitué de sa voix (les élans sont donc calculés : on sent par exemple la double maîtrise du fameux « Esultate », à la fois prolongé avec panache et constamment « tenu » comme on tient ferme un licol qui menace de s’arracher) ; d’autre part – et comme tous ses partenaires –, il a en permanence les yeux sur le chef, comme si l’osmose fosse-plateau restait précaire ; pire : on le voit souvent absent entre deux répliques. L’interprète cherche-t-il à combler les failles de la direction d’acteurs ? Car elles sont béantes, tout comme celles de la mise en scène de Keith Warner et de la scénographie qu’elle appelle : idées incongrues (les quelques stylisations orientales ne font en rien une lecture ni même une atmosphère), personnages laissés à une présence grossière (Iago caricatural, Desdemona enlaidie par ses costumes), entiers et sans épaisseur ; rien n’est neuf ni, surtout, subtil. La belle image paraît être le seul objectif d’une production qui frôle l’abstraction décorative (trois couleurs : noir, blanc, rouge, bien sûr pour le Mal, l’Innocence et le Sang) mais dont le détail provoque des sourires gênés (la robe de Desdemona au III, ou les flots de sang qui encombrent jusqu’à Kaufmann pendant la mort d’Otello…).

Ensuite, Marco Vratogna venait en remplacement de Ludovic Tézier, évincé de la production par le Royal Opera House en raison d’un « retard » aux répétitions. C’est peu de dire qu’on perd au change : le chant ignore superbement tout legato, remplacé par un ahanement éhonté ; la présence est forcée, ricanante, oublieuse des zones d’ombre et même de séduction du personnage. Dommage, car de physique comme de timbre l’interprète pourrait servir Iago tout autrement. Maria Agresta pose d’autres questions au spectateur-auditeur : le chant est stylé mais le timbre perd de sa pulpe – voire de son soutien – dans le bas-médium et dans certains aigus où l’interprète privilégie la couleur et l’émotion plutôt que l’homogénéité technique ; l’incarnation est donc tour à tour touchante ou défaillante, et peu nourrie, comme on l’a dit, par son existence scénique. En fosse, Pappano paraît prendre un parti d’énergie et de resserrement de l’action et galvanise son orchestre, lequel est pourtant très desservi par l’étalonnage sonore de la vidéo. On reste sur sa faim.

C.C.