2 CD Nonesuch 7559-79361-8. Distr. Warner.
L’idée d’un Theatrum mundi – un « Théâtre du monde » où chacun de nous jouerait son rôle, déterminé par un Créateur démiurge – fait florès à l’époque Baroque. Le livret de Helmut Krausser nous invite à suivre dans ses pérégrinations le jésuite Athanasius Kircher, scientifique au spectre large qui passait volontiers ses théories parfois fantaisistes au tamis de la religion. Flanqué du Pape Innocent XI et d’un garçon dont tout porte à croire qu’il est en fait l’ange qui le sauva de la noyade dans une rivière gelée, connecté en outre, de façon quasi télépathique, avec la religieuse mexicaine Juana Inés de la Cruz, il est le centre de gravité d’un quatuor qui accapare l’essentiel des parties vocales de l’opéra d’Andriessen.
Polyglotte et nettement orienté vers la comédie, le livret est plutôt plaisant quoique assez peu dense, et semble conçu prioritairement pour enchaîner airs, duos, trios et ensembles dans des situations musicales variées. On appréciera la versatilité de la soprano Lindsay Kesselman qui entretient l’ambiguïté vocale entre une voix droite, presque blanche, de garçonnet et un ton beaucoup plus péremptoire à mesure que celui-ci affirme son autorité. Athanasius Kircher est plein d’aplomb quand il s’exprime ex cathedra, crédible dans ses accès de bougonnerie, et reste sympathique dans son registre buffa grâce à la voix de baryton ample et chaleureuse de Leigh Melrose. De même, le ténor Marcel Beekman nous vaut un Pape peu enclin aux chichis protocolaires et modérément enthousiasmé par les effusions scientifiques de Kircher. L’amour platonique de Sœur Juana se manifeste par des airs empreints de mystique, pour lesquels le choix de la mezzo-soprano Cristina Zavalloni est judicieux – sa vocalité évoque tour à tour la raucité du cante jondo, la crudité du chant folklorique ou la granulosité du jazz – en ce qu’il confère à ce personnage une présence singulière, mais a pour contrepartie une intonation parfois imprécise. Accueillant en outre un couple d’amoureux transis y allant de leur romance à l’italienne et un trio de sorcières gentiment cruelles, le plateau est coloré et animé.
Trop systématique à l’orchestre, cette même tendance à la diversité stylistique fait pourtant ployer l’opéra du côté du divertissement. Le métier de Louis Andriessen dans le domaine de la musique scénique n’est plus à démontrer, mais le syncrétisme stylistique exacerbé par un jeu référentiel constant rend difficile à saisir l’identité musicale du compositeur : est-ce l’influence persistante de Stravinsky, celle plus sporadique de John Adams, la tentation des boucles façon Bernard Lang ou les moments d’atonalité libre qui la déterminent ? Ou plutôt les effusions harmoniques sucrées, ou encore le goût et la présence d’une basse électrique bien arrimée au sol et épaulée par le groove d’une batterie ? On peut certes entendre les pastiches pseudo-médiévaux et pseudo-hispaniques, le recours à un orgue portatif, la citation de la chanson pop Tequila (The Champs) juxtaposée à l’Ode à la joie comme des clins d’œil à certains procédés illustratifs. On peut même y voir le pendant musical d’un livret abondamment polyglotte et en apprécier l’efficacité dramaturgique, d’autant que le Los Angeles Philharmonic, maintenu sous tension par Reinbert de Leeuw, est fringant. Il n’en reste pas moins que la cohérence de l’opéra, comme sa profondeur, y perdent.
P.R.