Photos : Annemie Augustijns.
Le sang ruisselle en fines rigoles sur la toile de fond fermant la grande boîte blanche qui baigne dans une lumière irréelle et sert de cadre unique à cette production de Parsifal : d’abord timidement, comme une source près de se tarir alors qu’Amfortas et Kundry s’accouplent à la fin du prélude sous le regard réprobateur d’un cercle de chevaliers ; puis en abondance pendant la cérémonie du Graal, suscitant une extase exagérée et qui sent l’idolâtrie. Il y a deux sortes de sang dans cette vision, celui du Christ qui purifie et celui noir de la faute et des menstrues qui macule et dont Parsifal vient jeter un plein seau sur l’enfant-cygne au premier acte. De ce sang coupable Amfortas salira la blancheur des murs de Monsalvat puis se couvrira en signe de révolte et de désespoir, imité plus tard par Kundry. D’évidence, c’est une vision féminine voire féministe que Tatjana Gurbaca a voulu donner du « festival scénique sacré » de Wagner, faisant apparaître Kundry en Vierge enceinte et consolatrice à la fin de la scène du Graal et la désignant ainsi comme la véritable porteuse de la rédemption. Une rédemption finalement ignorée puisque l’enfant traînera parmi les débris de Montsalvat au IIIe acte, sous forme d’une poupée de chiffon. C’est surtout au dernier acte que la metteuse en scène dévoile pleinement sa vision de la religion de Montsalvat, la condamnant comme un christianisme perverti par son rejet de la femme et de l’acte charnel. Au dénouement Kundry refuse le baptême de Parsifal et fait entrer dans l’Enchantement du Vendredi Saint – un univers dévasté où se traîne un Gurnemanz paralytique en fauteuil roulant – les vieilles Filles-Fleurs en tutu du IIe acte, tristes restes de l’exploitation masculine. La guérison d’Amfortas par la lance après son quasi-lynchage par la communauté du Graal devient alors un simple suicide, bientôt suivi par celui de Kundry qui le rejoint dans la mort tandis que le couronnement de Parsifal s’affirme comme la création d’une nouvelle idole, terrifiante dans sa cuirasse métallique et son heaume de chevalier teutonique.
Si cette lecture entièrement cohérente mais à rebours risque de déranger quelques puristes, à coup sûr ils ne pourront qu’être conquis par l’exceptionnelle réussite musicale de la production. La direction magistrale de Cornelius Meister porte pendant à peine plus de quatre heures l’orchestre symphonique de l’Opéra des Flandres jusqu’à des sommets de beauté sonore sans jamais céder au pur hédonisme. La plasticité de ses tempi, la clarté de la texture orchestrale où chaque plan se distingue sont un petit miracle et la spatialisation des chœurs au Ier acte se révèle absolument idéale. Un peu sacrifié dans cette conception dramaturgique, le Parsifal d’Erin Caves ne démérite pas sur le plan vocal mais ne donne qu’une profondeur limitée à son personnage ; c’est surtout la puissante Kundry de Tanja Ariane Baumgartner, voix superbement timbrée de mezzo dramatique, homogène sur toute la tessiture, qui s’impose au fil de ses métamorphoses comme l’épicentre du drame. On lui associera l’Amfortas du baryton Christoph Pohl, d’une humanité bouleversante, tandis que le Gurnemanz de Stefan Kocan, belle voix de baryton-basse, manque un peu de variété dans sa narration du Ier acte mais s’affirme totalement au troisième. Un peu en retrait, Kay Stiefermann n’offre pas la noirceur et la démesure nécessaires au personnage de Klingsor. Superbe le chœur masculin dans l’exaltation mystique comme dans la violence des dernières scènes. Inoubliable le chœur féminin porté par un groupe de coryphées de haut niveau dans l’excitation fébrile des Filles-Fleurs du IIe acte. Au sortir de cette production d’une incroyable densité dans son dépouillement visuel, on comprend pourquoi elle a été élue « meilleure production de l’année Wagner » aux Opera Awards de Londres en 2013.
A.C.