Venue de l’Opéra de Zürich où elle a été présentée en 2014, cette production est tout simplement l’une des plus belles et abouties que l’on ait pu voir récemment au Théâtre des Champs-Elysées : somptueuse à l’œil, pertinente pour l’esprit, luxueuse musicalement.
Pour sa troisième Alcina (il l’avait déjà montée à Hambourg en 2002 avant de la repenser à Munich en 2005), Christof Loy fait du royaume de la magicienne une métaphore du théâtre, illusions et désillusions confondues. L’idée est gourmande et, bâtie autour d’une figure star telle que Cecilia Bartoli, se mue en exploration des strates d’identité qui, superposées et quasiment indissociables, font toute l’épaisseur d’une incarnation : l’interprète, son personnage, son statut de diva. Enivré par la superbe héroïne qui déploie, sur scène, les fastueux atours d’un décorum baroque (somptueux décors de « théâtre dans le théâtre » de Johannes Leiacker et costumes d’Ursula Renzenbrink, sublimés par les lumières de Bernd Purkrabek – le lever de rideau du III est pure merveille), Ruggiero dessillé s’en détourne ; l’actrice, déchirée de douleur au fond de sa loge où les fards démaquillés sont autant de pouvoirs magiques évaporés, aura beau réapparaître en majesté (rang de perles et chignon) dans les coulisses : sa colère de tigresse y frôlera le ridicule sous les regards assez indifférents d’une troupe affairée. Tout se tient, reste fidèle aux enjeux d’Alcina tout en déployant un imaginaire parallèle finement agencé – un équilibre dans l’approche et un goût pour la mise en abyme que l’on pourrait qualifier de carséniens. Mieux encore : une savoureuse pirouette finale donnera le dernier mot à l’artifice théâtral, à sa magie éternelle. On souscrit, enthousiaste.
Sous la direction généreuse d’Emmanuelle Haïm, Le Concert d’Astrée offre un Haendel fluide et souple, aux échanges fosse/plateau succulents – solistes en état de grâce (les cordes !), continuo aux coloris subtils, cadenze joliment portées. Avec, en ce soir de première, un défi supplémentaire : la méforme de Julie Fuchs (Morgana) l’oblige à mimer son rôle en scène tandis qu’Emöke Baráth, appelée in extremis, le chante depuis la fosse. Ce qui aurait pu grever l’élan de la représentation se mue en petit miracle : le timbre de Baráth, fruité et radieux, sa Morgana espiègle et melliflue répondent idéalement au tempérament scénique de Julie Fuchs, et de cette alchimie naît une réelle émotion. Emotion aussi que celle distillée par Cecilia Bartoli, enchanteresse de la mezza voce, des phrasés infinis, et qui va chercher en elle-même des trésors d’intériorité mise à nu pour un « Ah, mio cor » bouleversant, qui tient la salle en suspension et fait monter les larmes aux yeux. Une extraversion plus artificielle revient pour « Ombre pallide » ou pour « Ma quando tornerai », mais la direction d’acteurs sait faire son miel de ce trop-plein, le détournant d’abord en errance mentale (avec une belle utilisation du plateau) puis en humour potache – à l’image du « Sta nell’Ircana » de Ruggiero/Jaroussky, chorégraphié tout en drôlerie (soulignons le beau travail de Thomas Wilhelm, ici ou dans les danses baroques habitant l’ouverture) et apportant au contre-ténor le muscle et la chair que son timbre clair et léger, à la musicalité irréprochable mais au grain si fin, nous refuse. Surtout, il paraît d’autant plus mince face à la voix chocolatée de Varduhi Abrahamyan, son chant vigoureusement dessiné, sa présence scénique éclatante : une Bradamante infiniment plus charismatique, sensuelle et conquérante que son chevalier-amant. Plus qu’excellent Melisso de Krzysztof Baczyk, Oronte soigné de Christoph Strehl, dont le style sait négocier les quelques faiblesses aiguës : « Già festeggia il nostro cor ! »
C.C.
A lire : Alcina / L’Avant-Scène Opéra n° 277
Photos : Monika Rittershaus