Misha Didyk (Hermann), Alexey Markov (Tomsky / Zlatogor), Vladimir Stoyanov (le prince Yeletsky), Andrei Popov (Chekalinsky), Andrii Goniukov (Surin), Mikhail Makarov (Chaplitsky), Anatoli Sivko (Narumov), Larissa Diadkova (la Comtesse), Svetlana Aksenova (Lisa), Anna Goryachova (Polina / Milovzor), Morschi Franz (le Maître de cérémonies), Olga Savova (la Gouvernante), Maria Fiselier (Masha), Pelageya Kurennaya (Prilepa), Christian Kuyvenhoven (le Pianiste, l’Acteur), Chœurs du Dutch National Opera, Royal Concertgebouw Orchestra, dir. Mariss Jansons, mise en scène : Stefan Herheim (Amsterdam, 2016).
DVD Cmajor 743908. Distr. DistrArt Musique.

La Dame de pique de Stefan Herheim ne pouvait ressembler à aucune autre. Comme toujours, le metteur en scène racontera plusieurs histoires à la fois, mais ici moins que d’usage : deux, en fait – cela paraît peu –, car à la trame dramatique de Pouchkine il ne superpose qu’une part de la vie de Tchaïkovski en personne.

Le rideau s’ouvre donc sur son appartement, salon bourgeois, cheminée et hautes baies vitrées, et une pauvre rencontre homosexuelle (avec celui qui incarnera Hermann, qui se fera payer) sous le portrait de Mme von Meck, souligné de lumière quand paraît le motif de la Comtesse. Resté seul, le compositeur frustré a un moment d’inspiration au piano à queue qui trône là, quand une myriade de sosies paraît, l’invitant à boire le fameux verre d’eau contaminée par le choléra, selon la thèse discutée du suicide accepté. Trois actes durant, Tchaïkovski revivra la composition de son opéra, participant à son action même, intervenant à la fois comme chef d’orchestre agité, comme pianiste inspiré, et chantant même sous les traits du Prince Yeletsky. On ne quittera pas le lieu de cette mort annoncée : pas de parc, pas de palais ni de caserne ou de salle de jeu, rien que cette haute salle sombre où la Tsarine sera un travesti, où le piano sera le cercueil de la Comtesse, où la tempête des sentiments se résumera à un lustre agité.

Si la maîtrise est réelle, la répétition à outrance des personnages masculins identiques, du lieu, du verre empoisonné, omniprésent et démultiplié, font que l’émotion propre à l’œuvre s’efface peu à peu devant l’insistance bien lourde à développer cette seule idée force, l’incarnation du compositeur en son œuvre même. On a vu plus réussi, et pour la Dame de pique, et pour nombre de spectacles du metteur en scène norvégien, à commencer par son Onéguine de 2012 sur la même scène (DVD Opus Arte). Mais on appréciera la maestria de la conduite scénique – pas forcément nécessaire, certes, mais incontestable – et la direction d’acteurs comme toujours incisive, qui fait que les chanteurs sont d’une présence forte.

A commencer par Misha Didyk, pourtant limité d’expression théâtrale et guère aidé par son physique volontairement buté, son maintien sans élégance, sa chevelure peu soignée ; il s’avère cependant assez marquant dans son obsession destructrice. La voix, sonore mais assez brute, gagne peu à peu en lyrisme et même en séduction et tient finalement le parcours de Hermann haut la main. Face à lui, la Lisa de Svetlana Aksenova est d’une autre présence théâtrale, raffinée, élégante, mince et belle – sinon captivante de visage ou de regard, souvent occupé à suivre la battue du chef. C’est aussi qu’elle impose rapidement une vraie défonce vocale que son superbe soprano clair lui permet d’assumer pratiquement sans faille jusqu’à un acte III dévasté et captivant. L’autre reine de la soirée, c’est Larissa Diadkova, voix et corps trop sains pour une Comtesse moins défaite que de coutume, mais qui sait jouer à la perfection de ses traits comme de sa voix pour capter l’attention et devenir le centre de la scène à la moindre de ses apparitions. Tomsky (Alexey Markov) et Yeletsky (Vladimir Stoyanov) de haut rang, Polina (Anna Goryachova) délicieuse, seconds plans excellents : la troupe s’avère investie, comme les chœurs, aussi splendides que vivants.

Comme déjà pour Onéguine, les triomphateurs restent ce soir l’orchestre et son chef attitré, qui lui fait en cette occasion ses adieux : le Concertgebouw brille une fois encore de tous ses feux, parfaitement attisés pour faire resplendir le répertoire russe en particulier. Car la baguette de Mariss Jansons – qui fut finalement rare à l’opéra à Amsterdam, n’y conduisant hors Tchaïkovski qu’une Lady Macbeth de Mzensk de légende – lui inspire une présence dramatique vertigineuse, qui n’est pas que splendeur sonore : authenticité du style, nervosité du trait, poésie de l’expression, justesse du sentiment, tout est là ! Le déchaînement du finale de l’acte II, l’inquiétude soutenue du prélude du III, la puissance expressive des thèmes ressassés, la délicatesse du pastiche mozartien, autrement libres et variés de ton que la mise en scène, font de cette fête orchestrale le protagoniste premier d’une captation peu à peu lassante pour l’œil mais particulièrement satisfaisante pour l’oreille.

P.F.