CD Orfeo d’Or C 850 113D. Distr. Harmonia Mundi.
1967, année charnière pour Bayreuth : Wieland Wagner s’est éteint en octobre, son cadet Wolfgang cumulera désormais la direction administrative et l’entièreté de la direction artistique du Festival dont son frère avait fini par quasiment l’évincer en 1965. Et son nouveau Lohengrin se doit de faire oublier les merveilles du Lohenblau du frère détesté, qui de 1958 à 1962 aura ébloui les festivaliers et conquis Berlin, Vienne et New York. Las, sa production ne sera qu’honnête, banale, sans aura, ramenant un parfum de tradition face à la modernité inventive et forcenée, militante du défunt : ce Lohengrin trop sage, trop terre-à-terre, dira aussitôt l’avenir désormais prévisible du Festival pour des années de moins en moins glorieuses.
Si la production fut en ce sens emblématique, le pendant musical aurait pu s’affirmer haut et fort. Il s’agissait avant tout de remplacer une équipe vocale en déclin, usée par ses loyaux services depuis 1951. Pas question de remettre en scène l’Ortrud de Varnay (qui sauvera cependant la soirée du 8 août) ou le Lohengrin de Windgassen. L’équipe sera neuve, à deux exceptions près : le chef, Rudolf Kempe, complice du Ring de Wolfgang de 1960 à 1963 sans s’y être vraiment imposé, mais auréolé d’un enregistrement magique de Lohengrin ; et Sandor Konya, qui avait été sur la même scène un Lohengrin de rêve en 1958 mais n’y était pas revenu en Chevalier au cygne depuis lors. Hélas, à la première, le 21 juillet, Kempe n’est pas à son meilleur et Konya non plus, même s’il reste encore majeur. Neuf jours plus tard, il déclare forfait le matin de la représentation et quitte Bayreuth, créant une situation d’embarras absolu : il faudra pas moins de quatre ténors (James King, Jess Thomas, Hermin Esser et Jean Cox) pour sauver les sept représentations restantes, que Kempe, lui aussi, laissera un soir à Berislav Klobucar.
De la première, retransmise comme toujours par la Bayerischer Rundfunk, on trouvera le son publié depuis longtemps par Melodram (voir notre discographie dans L’ASO-Lohengrin, n° 272). Inédit absolu, en revanche, voici la deuxième soirée, en date du 30 juillet. Avec pour vedette James King, qui a donc accepté de chanter le rôle trois heures plus tôt. Son arrivée le montre un rien engorgé, le timbre dans le nez, prudent, mais dominant la ligne d’une parfaite autorité, entre clairon et retenue. Mais aussitôt, pour saluer le Roi, pour séduire Elsa, pour apostropher Telramund, la voix trouve ses marques ; le moelleux du timbre, le legato somptueux de la ligne, la retenue, le charme et l’élégance naturelle du chanteur font alors merveille – ah, le « Elsa, ich liebe dich » ! – et tiendront la soirée de bout en bout comme suspendue, malgré quelques rares notes graillonnantes et, ici ou là, une certaine mollesse de l’instant, vite reprise. Interventions à l’acte II supérieures, acte III magnifique. Séduction, intensité intérieure, poésie, morbidezza quasi impalpable même et humanité frissonnante font du duo (où Harper est magnifique), du récit du Graal (aussi somptueux que pénétré) et des Adieux une grande soirée, hélas entachée par la coupure traditionnelle d’avant le retour du Cygne, inadmissible à Bayreuth. Une forme que King ne retrouvera pas aussi convaincante à la première de 1968, sous la baguette d’Alberto Erede, également publiée par Melodram (voir L’ASO-272). C’est pour lui qu’on ira d’abord à ce coffret, préparé dès 2011 mais bloqué depuis par des désaccords avec Bayreuth et enfin disponible.
Le reste de la distribution, plus qu’honorable, ne présente pas la même urgence à être connu. Débutaient à Bayreuth, cet été-là, Karl Ridderbusch, somptueux sinon très investi, et sans la noirceur absolue de Gottlob Frick ; Donald McIntyre, Telramund encore un peu fruste mais beau chanteur, qui allait devenir le baryton wagnérien que l’on sait ; Heather Harper, très à l’aise en Elsa sinon aussi magnétique qu’une Grummer ou torche vive qu’une Rysanek, faute d’une direction d’acteurs qui la fasse sortir d’elle-même. Et enfin Thomas Tipton, alors pilier de Munich, puissant sinon classieux et qu’on ne reverrait pas sur la Colline verte. En complément, Grace Hoffmann, fidèle au Festival et à Wolfgang depuis sa Brangäne de 1957, est une bonne Ortrud, bien chantante, allant au bout des notes comme au bout des mots avec une vraie facilité et un art du bien chanté, mais sans l’ambitus du soprano dramatique requis ici et sans s’y imposer en rien comme historique, faute, pour elle aussi, d’un personnage vertigineux. C’est bien l’évidence : derrière tous ces chanteurs, l’absence d’investissement de la direction d’acteurs de Wolfgang pèse lourdement face à ce qu’obtenait son frère de ses équipes. Mais ici, ce n’est encore que le début du déclin. Kempe enfin trouve vraiment ses marques à l’acte II, alors que les grandes scènes chorales du I auront un côté brouillon et même lourd, étonnant de sa part, comme pour les chœurs de Wilhelm Pitz. La confrontation entre les deux méchants est en tout cas magnifique. L’acte III, avec ses couleurs et ses atmosphères si particulières, est parfaitement mené, même si un peu plus de dramatisme dans le duo n’aurait pas été déplacé.
De fait réussi, ce Lohengrin n’est certes pas celui de His Master’s Voice de 1963, absolu accomplissement, imbattable encore aujourd’hui ; mais il s’inscrit assez haut dans le parcours historique de l’œuvre à Bayreuth – qui connaîtrait ensuite, de la fin des années soixante-dix aux années 2000, des productions qui ne soutiendraient pas la comparaison.
P.F.