Joyce DiDonato (Arden Scott), Ailyn Pérez (Tatyana Bakst), Frederica von Stade (Mrs. Edward “Winnie” Flato), Nathan Gunn (Sid Taylor), Anthony Roth Costanzo (Roane Heckle), Kevin Burdette (Eric Gold / Fantôme de Vittorio Bazzetti). Orchestre et chœur de l’Opéra de Dallas, dir. Patrick Summers (2015).
CD Erato 0190295940782. Distr. Warner Classics.


Compositeur en vogue aux États-Unis et encore très timidement joué sur le Vieux Continent, Jake Heggie, avait déjà collaboré avec le librettiste Terrence McNally pour Dead Man Walking, opéra au ton sombre et à la musique un peu lourde que les Madrilènes ont pu entendre le mois dernier. Six opéras plus tard, les revoilà associés pour revendiquer un « opéra américain ». Pourquoi diantre cette crise identitaire puisqu’il est évident qu’il existe bien un tel opéra qui, serait-ce une preuve de sa forte spécificité, traverse assez rarement l’Atlantique ? Cet opéra américain donc, qui pastiche abondamment l’opéra italien, plus particulièrement rossinien et bellinien, et ce d’une façon en effet typiquement américaine, repose cette fois sur une histoire et un livret originaux à coloration très nettement buffa, voire burlesque.

La soprano Arden Scott a trouvé à Saint-Pétersbourg un opéra oublié composé en 1835 – purement fictif bien sûr, comme son compositeur –, Rosa Dolorosa, figlia di Pompei de Vittorio Bazzetti. Winnie Flato, fondatrice et directrice de l’American Opera, prend le risque de monter ce chef-d’œuvre inconnu, dont le succès pourrait consolider l’avenir de son établissement. Aux côtés d’Arden, artiste confirmée mais craignant toujours de ne pas être à la hauteur, chantera Tatyana Bakst, jeune soprano aussi ambitieuse qu’inculte, dénichée par Arden dans une incertaine ex-république soviétique et qui massacre l’anglais avec une caricature d’accent russe rendue de façon vraiment hilarante par Ailyn Pérez, voix féminine la plus radieuse de ce plateau. Pour étoffer le tout, le mari de Winnie dirige l’équipe des Grizzlies, fierté locale dont le match décisif au Super Bowl a lieu… le soir même de la création de Rosa Dolorosa, et en ouverture duquel Tatyana chantera l’hymne américain, qu’elle relookera d’une manière très personnelle avec une profusion de vocalises exubérantes.

Le casting – le vrai – réunit, comme dans Dead Man Walking, Joyce DiDonato et Frederica von Stade. On pourrait presque dire que l’opéra a été composé pour la première, au point que le nombres des airs et répliques qui lui sont confiés paraît en fort déséquilibre avec les autres rôles. Sollicitée sans relâche, elle manifeste des moments de fatigue vocale au cours desquels les aigus sont tendus par un vibrato rapide excessif et, plus occasionnellement, l’intonation devient approximative. Un manifeste défaut de montage entre deux prises différentes nous vaut même d’entendre (II, 6) un instant furtif où la chanteuse vient à sa propre rescousse, se doublant avec un timbre passablement différent. Mais malgré ces quelques éclipses, la densité et l’énergie radiante de son chant font de DiDonato une interprète de choix pour ce rôle. Beaucoup moins intensif et moins technique, celui de Winnie bénéficie du charisme de la mezzo Frederica von Stade sans exposer les limites d’une voix qui a perdu beaucoup de son agilité. Les rôles masculins favorisent les voix puissantes et affirmées. Sid, ex-mari d’Arden et architecte aux goûts quelque peu rustiques, s’exprime sans aucun raffinement. Le baryton Nathan Gunn lui communique une rugosité virile tout en conservant une belle plasticité mélodique. De même, Kevin Burdette campe un chef d’orchestre sûr de lui, mais c’est surtout son incarnation du fantôme de Vittorio Bazzetti qui lui permet de faire valoir ses talents de comédien. Très à l’aise dans son rôle de chef de plateau, véritable interface entre les autres personnages et inclinant fortement vers le chef d’orchestre, le contreténor Anthony Roth Costanzo manifeste par moments une certaine dureté dans le haut de sa tessiture.

Toujours pleine et frontale, la matière orchestrale et chorale souffre d’assez nombreux accès de style pompier – justifiés pour certains par le pastiche belcantiste ou par l’évocation de la culture populaire américaine – autant que de quelques plages sucrées qui ne dépareraient ni dans une musique de blockbuster ni dans une comédie musicale. Pourtant, le rythme dramaturgique enlevé – malgré de manifestes longueurs – rend vraiment plaisant cet opéra qui relève, autant que de l’art lyrique, de l’entertainment, comme en attestent les rires et applaudissements qui émaillent cet enregistrement. On aimera ou non son langage peu châtié (la réplique d’Arden qui, peinant en répétition sur un passage épineux, se laisse aller à un « This shit is hard ! » déclenche la franche hilarité du public texan), les traits d’humour plus ou moins légers, les références plus ou moins subtiles à l’histoire de l’opéra classique et romantique. L’atout majeur de ce Great Scott est assurément le parti que librettiste et compositeur ont su tirer, principalement sur le plan comique, de l’ambiguïté et de l’interférence permanentes entre les répliques et la musique de l’opéra au premier degré, celles de l’opéra dans l’opéra. Pas nouveau, mais toujours efficace.

P.R.