Pièce mythique et jalon dans l’histoire de l’opéra français naissant, ce Ballet royal de la nuit, dernier ballet de cour dansé par un Louis XIV de quinze ans en 1653, commence par un éloge de la reine Anne d’Autriche et s’achève sur la glorification du jeune souverain qui apparaît au finale en Soleil levant faisant fuir les Ombres (notamment celles des troubles de la Fronde), dans un mouvement dont la symbolique est d’une totale clarté. Si l’argument d’Isaac de Benserade nous a été transmis, la musique, due à un collectif de musiciens mal identifiés, a hélas largement disparu. C’est donc un travail de reconstruction, voire de recréation, que Sébastien Daucé a dû entreprendre pour tirer des limbes cette pièce fameuse et inconnue.
Pour les deux premières parties (ou « veilles ») qui la constituent, le chef a eu recours à la musique française d’origine dont a survécu la ligne supérieure, se chargeant lui-même d’en instrumenter les quatre autres parties d’après les pratiques d’époque. Pour les deux dernières, en revanche, et notamment l’apothéose finale, le chef est allé chercher ses sources dans l’Orfeo de Rossi et l’Ercole amante de Cavalli. On ne s’en plaindra pas car la musique est de toute beauté et la mort d’Eurydice, interprétée par Caroline Weynants, un des grands moments vocaux de cette production. Mais ces emprunts gauchissent d’une certaine façon le projet car, si l’opéra français entretient un rapport de filiation directe avec ces opéras italiens, le premier est largement antérieur (1647) et le second postérieur de près de dix ans, composé comme on le sait pour le mariage du roi en 1662. Surtout, leur musicalité et leur prosodie, basées sur le recitar cantando, sont bien différentes de celles des airs de cour caractéristiques du goût baroque français et finissent par coloniser le ballet et le détourner de son esthétique originelle.
Pour faire revivre cette pièce extraordinaire – pas moins de 43 entrées, un nombre incalculable de personnages et une durée de près de trois heures trente, où sont convoquées mythologie, littérature chevaleresque et évocation de la société du temps –, Francesca Lattuada a choisi une approche détachée ou presque de tout historicisme, sinon allusif, privilégiant des images sorties d’un registre iconographique contemporain (où l’on reconnaît au passage Magritte dans ce corps de ballet en costume croisé gris) et des sources proches du public, afin de créer une sorte de baroque actuel d’une richesse visuelle jamais démentie. De la première veille (la tombée de la nuit) à la dernière (l’arrivée de l’Aurore), on passe insensiblement d’un univers noir et gris, quasiment minimaliste, à de riches ambiances colorées (comme celle du sabbat de la troisième veille) où les figures deviennent de plus en plus extravagantes, magnifiées par costumes d’Olivier Charpentier. Les tableaux, sublimés par les lumières de Christian Dubet, se succèdent, mêlant danse, pantomime, figures gymniques avec des apparitions récurrentes de la figure royale incarnée par un athlétique danseur prenant des poses hiératiques.
Le chant, notamment choral, paraît d’une grande importance, mais c’est d’abord et surtout la danse qui est le langage essentiel de la représentation : la chorégraphie, à mi-chemin entre danse et acrobatie circassienne, paraît d’abord parallèle à la musique et plutôt allégorique qu’illustrative, mais progressivement les deux langages finissent par se rejoindre et s’interpénétrer pour un résultat hypnotique où il devient souvent impossible de distinguer musiciens et danseurs. Dans l’acoustique de l’Auditorium de Dijon, voix solistes et instruments mettent un petit temps avant de s’imposer tout à fait mais, une fois l’oreille faite, la richesse de la texture musicale imaginée par Sébastien Daucé, le raffinement de l’ensemble Correspondances – chœur et orchestre – et les excellents solistes triomphent de ce léger déficit sonore et nous emmènent dans un voyage temporel onirique et festif. Que ceux qui n’eurent pas la chance d’être à Caen, Versailles ou Dijon se consolent : un DVD a été réalisé qui devrait leur permettre d’apprécier cette création foisonnante – et, pour ceux qui l’ont vue, de la redécouvrir au delà du premier éblouissement.
A.C.
Photos : Philippe Delval.