Dix ans après sa création, en 2007, successivement aux Wiener Festwochen, au Festival de Hollande (Amsterdam) et au Festival d’Aix-en-Provence, la production de la Maison des morts mise en scène par Patrice Chéreau accoste enfin à l’Opéra de Paris. Il faut saluer d’emblée les artisans de sa réalisation, Peter McClintock et Vincent Huguet, qui ont su porter de nouveau à incandescence la brûlure théâtrale d’un ouvrage qui avait inspiré à Chéreau l’une de ses propositions les plus intenses (captée à Aix-en-Provence pour DGG), tout en même temps asphyxiante et douloureusement humaine. Il n’est que de voir l’existence scénique de chaque personnage (19 identifiés, sans compter le chœur), la justesse habitée de chaque geste et chaque regard, la façon dont leur présence seule, irradiante, semble rallonger les rôles de Goriantchikov (Willard White, poignant) et d’Alieïa (Eric Stoklossa, dessiné au trait tant dans son corps que dans sa voix), le travail de fusion entre acteurs et chanteurs, parfois indissociables sur scène, ou les pantomimes de Kedril et Don Juan et de La Belle Meunière, au burlesque déchirant, pour mesurer le soin avec lequel le legs de Patrice Chéreau a été, mieux que respecté : ranimé – de cette anima qui sait inspirer même après la mort des plus grands. Le décor de Richard Peduzzi – cage de béton aux mouvances inquiétantes –, les costumes de Caroline de Vivaise – assez indécis pour que le bagne de Dostoïevski paraisse universel et convoquant, lors de la visite des femmes, quelques touches de couleurs passées comme autant de souvenirs de vie –, les lumières de Bertrand Couderc – tantôt durement écrasantes, tantôt presque fantastiques, jouant du contre-jour ou de la pénombre – contribuent également à la puissance et à la cohérence visuelles d’une production qui marque comme un coup de poing.

A part quelques réserves quant à la projection un peu limitée du Pope (Vadim Artamonov) et du Jeune prisonnier (Olivier Dumait) ou aux aigus de Skouratov (Ladislav Elgr) plutôt périlleusement arrachés (mais coïncidant finalement avec l’expressivité de l’interprète), l’ensemble du plateau brille par son homogénéité musicale et dramatique. Il faudrait citer chacun ; l’on soulignera ici la vigueur crâne de Stefan Margita (Louka/Filka), puissance et inquiétude intérieure mêlées, et le monologue final bouleversant, captivant, presque halluciné de Peter Mattei (Chichkov), dont les multiples qualités croisées (timbre chaud et élocution nette, expressivité puissante ou, tantôt, presque enfantine, haute stature digne et fine gestuelle de détail) transfigurent la dernière scène. Sans compter l’ensemble à la fois précis et engagé du Chœur de l’Opéra. Succédant à Pierre Boulez qui avait créé la production, Esa-Pekka Salonen avait dirigé les reprises au Metropolitan Opera en 2009 puis à La Scala en 2010. A la tête d’un Orchestre de l’Opéra qui lui fait fête avant même les saluts finals, il déploie ici une direction superbement organique, capable d’une violence animale mais qui s’équilibre d’une analyse lumineuse : le geste cursif fait chanter le lyrisme de la partition de Janacek tout en l’affûtant comme une lame par un choix d’équilibres nets et tranchants. Créant ainsi, comme Janacek dans son livret et Chéreau dans sa direction d’acteurs, l’infime espace nécessaire, au milieu des ténèbres, pour que l’humain puisse vivre encore, et le spectateur espérer.

C.C.

Outre une exposition rétrospective consacrée au travail de Patrice Chéreau à l’Opéra, dont nous rendions compte ici même du catalogue, l’Opéra national de Paris a eu la belle idée de programmer un cycle de projections au Studio Bastille permettant de redécouvrir (presque) toutes ses productions ; restent encore Elektra, Così fan tutte et le Ring, d’ici à dimanche !

A lire : De la maison des morts / L’Avant-Scène Opéra n° 239

et Patrice Chéreau. Opéra et mise en scène / L’Avant-Scène Opéra n° 281

 

Photos : Elisa Haberer - OnP.