Le Duc d'Albe,
le 17/11/2017 - Gand, Opéra des Flandres
Alfred Caron
Le Donizetti du Duc d’Albe n’est pas un Donizetti ordinaire. Son idiome, au moins pour les deux actes que le compositeur a pu compléter avant de l’abandonner au profit de La Favorite, regarde nettement du côté de Halévy et du grand opéra à la française. Et la parenté du livret avec celui des Vêpres siciliennes de Verdi n’est pas fortuite : Scribe devait recycler son scénario quinze ans plus tard en le transposant de la Flandre du XVIe siècle à la Sicile du XIIIe, réutilisant les mêmes ingrédients caractéristiques du genre : un drame intime sur fond historique, mettant en scène un peuple en révolte contre l’occupant qui l’opprime, une jeune femme incarnant cette révolte et son amant se révélant être le fils du chef des oppresseurs. Le librettiste devait même conserver à deux de ses personnages les mêmes prénoms, Hélène et Henri, et se citer littéralement dans son livret.
Disons-le d’emblée, pour qui a dans la tête la puissante partition de Verdi, le traitement de Donizetti a du mal à s’imposer. N’était le très beau finale du deuxième acte et le premier affrontement entre le père et le fils, les deux premiers actes paraissent un peu génériques et le meilleur exemple en est sans doute l’air d’Helene « Courage, du courage », si spectaculaire chez Verdi et qui ici passe sans laisser beaucoup de traces. Pour sa dernière saison à la tête de l’Opera Vlaanderen, Aviel Kahn a eu le désir de reprendre à Gand (qui fut le théâtre d’affrontements sanglants entre les Flamands et l’occupant espagnol évoqués par l’opéra) cette production pour laquelle, en 2012, il avait commandé au compositeur Giorgio Battistelli un travail de révision et d’achèvement de l’opéra. C’est surtout dans la seconde partie que la rencontre entre Donizetti et Battistelli apporte à l’œuvre une puissance supplémentaire : d’abord essentiellement concentrée dans les préludes orchestraux et les récitatifs, l’intervention de Battistelli prend toute sa dimension dans le magnifique chœur du peuple flamand qui conclut le troisième acte, dont l’écriture fait songer à Honegger voire à Messiaen, et plus encore dans la scène finale, celle de la mort d’Henri poignardé par Hélène en protégeant son père. Le subtil passage du cantabile au parlando dans le lamento du Duc sur le corps de son fils, sur fond d’un ensemble (trio avec chœur) construit de la façon la plus rigoureusement classique, est d’une puissance dramatique captivante. En revanche, mais c’est une critique minime, le chœur de bénédiction qui clôt l’opéra sur le départ du Duc remettant son pouvoir entre les mains du duc de Medina Coeli, ici incarné symboliquement par un enfant, paraît bien long et répétitif et affaiblit le finale. Le compositeur contemporain semble confisquer l’œuvre et fait, du coup, un peu oublier la subtilité avec laquelle il avait traité auparavant cet exercice périlleux de réécriture.
La production de Carlos Wagner vaut surtout pour sa réussite visuelle. Les costumes d’A.F. Vandervost modernisent intelligemment l’arrière-plan historique et caractérisent finement les personnages. La scénographie d’Alfons Flores rend de façon très spectaculaire le climat d’oppression et de violence dans lequel se meut toute l’histoire. Une passerelle métallique descendue des cintres symbolise la présence de l’oppresseur et de monumentales statues de soldats géantes, la puissance du Duc. Splendide cette image d’une Vierge à l’enfant qui émerge et explose à plusieurs reprises pendant l’ouverture, renvoyant à la figure maternelle qui relie le père et le fils. Un peu sommaire en revanche la direction d’acteurs, avec son Duc ultra-violent, agité de tics, ou cette récurrence systématique de l’image de la crucifixion.
Comme toujours avec l’opéra français, les limites du plateau sont aggravées par une articulation qui frise souvent l’incompréhensible, ce qui est particulièrement regrettable dans une œuvre dont la prosodie paraît particulièrement juste et idiomatique. Le pire dans le genre est à trouver chez le Daniel de Markus Suikohnen dont la splendide voix de basse ne suffit pas à faire oublier l’impossible sabir. Il en va de même avec la soprano polonaise Ania Juric, qui paraît en outre un peu à la limite de ses possibilités dans le rôle très dramatique d’Hélène. Le meilleur est à trouver chez Enea Scala (Henri), dont la voix plutôt centrale et le registre aigu au vibrato serré ne correspondent guère à l’idée que l’on peut se faire d’un ténor lyrique donizettien mais que sauve son généreux engagement scénique. Le baryton turc Kartal Karagedik paraît paradoxalement plus compréhensible dans les airs que dans le récitatif et, malgré une voix plutôt légère, apporte une belle présence au rôle-titre. L’ensemble est cimenté avec beaucoup de conviction par la direction puissante de Andriy Yurkevych à laquelle répond sans réserve ni faiblesse le Chœur de l’Opéra des Flandres qui joue ici un rôle quasi protagoniste.
Alfred Caron
Photos : Annemie Augustijns.