John Lundgren (Simone), Nikolai Schukoff (Guido) et Ausrine Stundyte (Bianca).
Unité de lieu : Florence. Unité de temps : deux œuvres contemporaines situant leur intrigue dans un jadis enluminé – médiéval ou renaissant. Unité d’action : deux fois un acte, où la mort sera issue cathartique du premier et préalable cocasse au second. Mais variété de tons : un drame passionnel, une comédie macabre. En choisissant d’associer Une tragédie florentine (Zemlinsky, 1917) et Gianni Schicchi (Puccini, 1918), comme l'Opéra de Lyon l'avait fait en 2012, Pierre Audi offre à sa dernière saison amstellodamoise un doublé judicieux, à la fois pertinent et équilibré (mieux que s’il avait succombé à l’évidence trop évidente : coupler la Tragédie florentine avec Il tabarro, autre trio adultère tragique et morbide). L’autre bonne idée est d’en avoir confié la réalisation scénique à Jan Philipp Gloger, lequel ne cherche pas midi à quatorze heures et trouve pourtant un chemin singulier et expressif.
La tragédie de Zemlinsky est traitée par l’abstraction nue : un grand plateau rectangulaire, comme flottant deux mètres au-dessus de la scène grâce à un vérin central masqué dans l’ombre, sera le lieu des amours de Bianca et Guido et du meurtre de ce dernier par Simone. Le double mouvement perpétuel de ce plateau (rotation et inclinaisons) fait ressentir physiquement au spectateur le danger qui guette, la mort qui rôde dans ce huis clos fatal. Les interprètes, que des corps-à-corps parfaitement réglés mènent au bord de ce précipice en permanent renouvellement, sont partie prenante de cette sensation de péril partagé. Outre leur exceptionnelle implication théâtrale et malgré ce « non-décor » ouvert qui conduit à une réelle déperdition vocale, on est frappé par l’arrogance de Nikolai Schukoff (Guido), l’exaltation d’Ausrine Stundyte (Bianca, parfois en léger défaut d’exactitude mais si vibrante !) et, surtout, l’aura de John Lundgren en Simone : après quelques aigus économisés, comme prenant ses marques, le baryton déploie une science prenante des couleurs, du mot et du geste vocal, traduisant intensément la honte, l’humiliation, la colère puis la domination rogue de son personnage.
Pour Gianni Schicchi trois cloisons viennent s’ajouter à ce plateau, désormais imobilisé. Le décor de Raimund Orfeo Voigt et, surtout, les costumes de Karin Jud dessinent alors un microcosme à lui seul hilarant : la famille de grands bourgeois italiens dans toute sa splendeur, de la mamma en Chanel à la bimbo siliconée, de l’industriel rigoriste au flambeur à mocassins. Comme dans la Tragédie florentine, une direction d’acteurs fouillée, sensible à la musique et ici orientée vers un burlesque bienvenu, sublime des interprètes très en verve : les yeux se perdent à noter les mille et un détails d’intention, de caractère et de réflexe conditionné parsemant les gestuelles et les regards, le tout dans une agitation collective réglée au cordeau. C’est brillamment pensé, avec un sens du timing digne des screwball comedies, et infiniment drôle car tout aussi efficacement réalisé – au point parfois que les rires de la salle, complice, couvrent un peu la musique ! L’autre grand plaisir vient d’un Schicchi plus jeune que de coutume : père d’une Lauretta post-ado (délicieuse Mariangela Sicilia), joyeux de croquer à pleine dents le patrimoine de ces détestables snobs que sont les Donati, Massimo Cavalletti s’amuse, trouve le ton, contrefait sa voix puis soudain mord à plein timbre sans prévenir. Des Donati, tous excellents, c’est Enkelejda Shkosa que l’on apprécie au plus haut, Zita désopilante ; seul petit bémol pour le Rinuccio d’Alessandro Scotto di Luzio, pas complètement libéré dans son chant solaire – et d’ailleurs moins fermement dessiné par la mise en scène.
Par le biais d’un tableau que Schicchi sauve d’une razzia vengeresse – une vue de Florence, évidemment –, l’épilogue puccinien voit s’envoler les parois du décor vers les cintres. Le spectateur redécouvre alors le plateau d’origine, toujours habité des personnages zemlinskiens. Jolie pirouette qui rassemble les deux œuvres sous l’aile d’une Florence imaginaire et intemporelle – idée plus vaste à elle seule que tous les décors du monde – et sert de point final à une proposition aussi élégante que réussie.
Il faut ajouter encore des éloges, destinés à Marc Albrecht : sa direction à la tête du Nederlands Philharmonisch Orkest est toute de subtilité et de couleurs, jamais dans la caricature expressionniste ou l’outrance farcesque. Tout y respire et y prend le temps de la musique, du théâtre qui est encore théâtre dans les silences, et fait sonner la modernité raffinée de ces deux partitions.
Une très grande réussite, saluée par un juste triomphe.
C.C.
A lire : nos éditions d’Une tragédie florentine (L’Avant-Scène Opéra n° 186) et Gianni Schicchi (L’Avant-Scène Opéra n° 190)
Saverio Fiore (Gherardo), Umberto Chiummo (Betto), Adriana Ferfecka (Nella), Massimo Cavaletti (Shicchi), Enkelejda Shkosa (Zita), Ana Ibarra (La Ciesca), et Mikheil Kiria (Marco).Photos : Clärchen & Matthias Baus.