Logan Lopez-Gonzalez (Amore), Elmar Gilbertsson (Nerone) et Chiara Skerath (Poppea).
Photo : Jef Rabillon.
Le dossier de presse – dans lequel Moshe Leiser et Patrice Caurier détaillaient leurs intentions – nous avait inquiété. Il débutait d’ailleurs par un contresens : non, la Fortune, ce n’est pas la « déesse du fric », dans ce contexte, mais celle de la chance, du hasard – ce qui, au niveau philosophique, modifie passablement la compréhension du prodigieux livret de Busenello. Un livret dont les metteurs en scène soulignaient pourtant l’importance, déclarant : « la musique de Monteverdi n’est pas là pour la mélodie ; elle est là pour porter le mot, le sens. (…) Quand on parle de guerre, on doit entendre la guerre, quand on parle de ruisseau, il faut que la musique ruisselle, quand on parle de mer, il faut que la musique soit large, etc. » Voilà qui nous faisait craindre d’assister à une pesante leçon de rhétorique, à une tautologie permanente, prompte à souligner chacune des infinies nuances du chef-d’œuvre montéverdien – d’autant que Moshe Leiser se flattait d’assurer aussi, aux côtés de Gianluca Capuano, la direction musicale du spectacle.
Fausse alerte. Même si la redondance n’est pas tout à fait absente de la lecture nantaise (notamment lors des scènes comiques), celle-ci frappe le plus souvent par sa justesse et sa puissance d’évocation.
D’accord, elle nous transporte à une époque plus ou moins contemporaine, dans l’immense loft d’un parvenu (mariant design et fausses antiquités) avec vue sur gratte-ciels, comme on peut en trouver à Chicago, Dubaï ou Milan. Mais la transposition n’est pas accusée, le décor (de Christian Fenouillat) – qui, de façon fluide, se fait jardin de Poppée, villa de Sénèque, hangar sordide ou salle des fêtes – restant suffisamment allusif pour se prêter à toutes les affabulations. Surtout, la direction d’acteurs, à la fois très soutenue et fine, parvient à rendre lisible le destin des monstres qui s’agitent sur scène. Car ici, si chacun a ses raisons, personne n’échappe à l’ignominie, ne résiste à l’attrait du meurtre, du stupre, de la folie, du suicide. Les parcours croisés d’Ottavia et de Drusilla, par exemple, sont superbement dessinés : la première, belle femme sensuelle peu à peu rendue folle par les outrages de son mari, descend des cimes du sublime jusqu’à l’autodestruction ; la seconde, d’abord rongée par l’envie et la récrimination, accède peu à peu à l’héroïsme. Sénèque lui-même, dont la mort arrache véritablement des larmes, est-il un saint homme ou un ratiocineur opportuniste ? Sur ce point, la mise en scène se garde de trancher.
Ailleurs, elle prend des partis forts (et donc discutables), comme dans la scène de sodomie qui, d’après nous, « colle » parfaitement à la musique (et non aux mots, monsieur Leiser) du brindisi Néron/Lucain, l’arrestation de Drusilla (l’un des moments les plus percutants du spectacle) et les quatre duos amoureux de Poppée et Néron, suffoqués par un désir inextinguible et délétère. Lors de ces passages, avec leurs silences parfois accusés, leurs tempi souples et leur instrumentation évocatrice (cordes graves pour créer le suspense, percussions pour alléger l’atmosphère) la « double direction musicale » semble avoir parfaitement fonctionné – et l’on ne peut qu’applaudir à la prestation vigoureuse de l’ensemble Il Canto di Orfeo du très attentif Gianluca Capuano (douze musiciens, dont aucun instrument à vent, ce qui est conforme à l’usage vénitien).
D’autres choix musicaux pourront prêter à débat, à commencer par la transposition de trois rôles masculins (Néron et Valletto deviennent ténors, Othon, baryton) et la coupure et l’Ouverture et des scènes divines (exit Pallas et Mercure), qui servent cependant la vision dramaturgique en rendant les personnages plus proches de nous. A ces personnages, véritablement incarnés par une troupe d’acteurs-chanteurs très sollicités, on croit sans désemparer : on souffre avec l’Ottavia follement charnelle de Rinat Shaham, sorte d’Anna Magnani éperdue aux rauques notes de poitrine (si l’on n’apprécie guère de la voir biberonner la vodka au goulot, son monologue d’entrée subjugue), on frémit dès que paraît l’imprévisible Néron du percutant Elmar Gilbertsson, sanguinaire petite frappe aux instincts de plus en plus dépravés, on sourit aux mélopées ensorcelantes de la vipérine Poppée (Chiara Skerath). En « nourrices » rivales et très caractérisées, le ténor Eric Vignau (impayable souillon au falsetto un peu forcé) et le contre-ténor Dominique Visse (vieille dame à fourrure et cocaïnomane) assurent le show sans déparer cet univers poisseux. L’Amour trop présent du contre-ténor/acrobate Logan Lopez Gonzalez et le Sénèque un peu usé de Peter Kalman réservent moins de satisfactions musicales, mais seul l’Othon trop retenu bien que raffiné de Renato Dolcini (qui ne parvient décidément pas à ouvrir son émission, au risque de chanter trop bas, comme on l’avait noté dans le récent Stravaganza d’amore de Raphaël Pichon) peine à s’intégrer à une vision d’ensemble d’une absolue cohérence.
Si l’on n’a pas toujours adhéré au travail de Caurier et Leiser, fidèles à l’Opéra de Nantes depuis 2004, la force expressive de leur dernière production – ultime cadeau fait à l’audacieux directeur Jean-Paul Davois, qui prendra sa retraite en fin de saison –, thriller mâtiné de tragédie, comédie italienne teintée de porno et de gore, nous a procuré pléthore d’émotions, aussi impures qu’inoubliables.
O.R.
A lire : Le Couronnement de Poppée / L’Avant-Scène Opéra n° 224.
Dominique Visse (la Nourrice) et Rinat Shaham (Ottavia).Photo : Jean-Marie Jagu / ANO.