Sonya Yoncheva (Elisabeth) et Jonas Kaufmann (Carlos).
Stéphane Lissner a de la suite dans les idées. Tout comme il avait programmé, en guise de première nouvelle production lors de son arrivée à la tête de l’Opéra de Paris (automne 2015), un Moïse et Aaron qui faisait écho à celui donné au Châtelet exactement vingt ans auparavant, quand il le dirigeait, il brandit aujourd’hui un événementiel Don Carlos que les lyricophiles compareront forcément à celui qu’il produisit en 1996 en ce même Châtelet, réunissant alors Roberto Alagna, Thomas Hampson, José van Dam, Eric Halfvarson, Karita Mattila et Waltraud Meier sous la baguette d’Antonio Pappano et dans la mise en scène de Luc Bondy.
Seul dans cette nouvelle production à s’approcher de la superlative et légendaire diction d’un van Dam ou d’un Alagna : Ludovic Tézier (Posa) – talonné par un Jonas Kaufmann (Carlos) très soigneux de son texte, tous deux suivis par une Sonya Yoncheva (Elisabeth) honorable sur ce point, les autres laissant le plus souvent dominer la « voyelle globale » d’un chant mondialisé rendant le surtitrage nécessaire. Voilà pour le texte – qui n’est pas détail, surtout dans le cas d’un des meilleurs livrets qu’ait traités Verdi, d’une partition si rarement donnée dans sa version originale française… et qui l’est à Paris.
Pour la musique, l’on s’incline évidemment : aux trois interprètes déjà cités, ajoutez Ildar Abdrazakov (Philippe II), Elina Garanca (Eboli) et Dmitry Belosselskiy (le Grand Inquisiteur), et vous obtenez un plateau qui s’approche de ce que le cosmos lyrique actuel peut offrir de mieux en terme de voix, chacun dans sa partie. A l’opposé de la juvénilité solaire d’Alagna, Kaufmann poursuit dans la lignée des héros torturés voire maladifs que les mises en scène actuelles l’aident à dessiner – c’est le cas ici aussi, où l’acte de Fontainebleau perd toute lumière et fraîcheur en étant transformé en flash-back désespéré, déjà engoncé dans un huis-clos asphyxiant : l’acteur est captivant et le ténor se donne généreusement en ce soir de quatrième représentation, Carlos instable et instinctif, faible mais impulsif, perdu de trop de deuils, interprète dans la lignée de son chant sombré et châtié et au meilleur de celui-ci, radiant malgré l’ombre, puissant malgré la faille intérieure. Son alliance vocale et musicale avec le Posa de Ludovic Tézier est miraculeuse – timbres fraternels et musicalités gémellaires. Moins animal et ambivalent que Hampson, Tézier est néanmoins plus verdien, vous clouant sur place d’une longueur de souffle (un art que maîtrise aussi Abdrazakov), de son chant en ronde-bosse marmoréenne, de son timbre au métal inentamé. Si ces plaisirs vocaux sont aussi l’apanage du Russe (très stylé « Elle ne m’aime pas »), force est d’avouer que son Philippe II convainc moins, faute d’impressionner (la présence manque de grandeur et de menace intérieures) ou d’émouvoir (trop humain dès le départ) ; faute aussi, tout simplement, de pouvoir incarner vraiment le père d’un Kaufmann bientôt quinquagénaire (quoique fringant) du haut de ses 41 ans que ne vient compenser aucun maquillage. La pyramide sinon des âges, du moins des autorités, culmine avec un Belosselskiy portant beau une voix idéale d’ampleur, de longueur et d’autorité pour le Grand Inquisiteur – on ne pardonnera pas à la mise en scène de lui réserver une entrée de mafieux en costume croisé qui fait sourire la salle plutôt qu’elle ne l’impressionne : l’ombre d’Halfvarson, se mouvant chez Bondy en reptile sans visage, et le frisson de terreur qu’il produisait ne sont certes pas détrônés, d’autant que le duo-duel avec Philippe II est ici gagné d’avance et nous prive de cette montée de tension insoutenable, jusqu’au point-limite, que la partition a prévue entre ces deux « maîtres du monde ». Idéalement distribuées sont l’Elisabeth de Yoncheva et l’Eboli de Garanca (renversant la très cinématographique polarité « blonde/brune » de Mattila/Meier). La première déploie un timbre à la plastique souple et opulente, aisée jusque dans des graves ombrés sans écrasement et des aigus sans la moindre raideur ; tout au plus aimerait-on de la fragilité parfois, des allégements nuancés pour affiner et rendre plus sensible son portrait de la jeune exilée de cœur et de cour. La seconde, que la mise en scène nous présente en escrimeuse dominatrice et un rien saphique (vu la beauté nordique de l’interprète, on ne peut s’empêcher de penser à Rosamund Pyke dans Meurs un autre jour !), met Bastille à ses pieds : le timbre moiré, sa profondeur de champ, du bas-médium rond et chaud à l’aigu dardé en arme fatale, son chant raffiné (on a rarement entendu Chanson du Voile aussi respectueuse de la partition et en même temps aussi inventive, jouant avec le fiorito mi-belcantiste, mi-inspiré d’une Espagne orientaliste que Verdi se prend à rêver) et son jeu incarné imposent avec fulgurance son Eboli. Chapeau bas.
Sur eux comme sur les impeccables rôles secondaires – du Moine éloquent de Krzysztof Baczyk au Thibault de luxe d’Eve-Maud Hubeaux (bientôt Eboli à Lyon…) en passant par le Comte de Lerme stylé de Julien Dran – ou sur les Chœurs aussi remarquables musicalement que délaissés par la mise en scène (tantôt foule compacte et immobile, tantôt coincés dans des gradins), la direction de Philippe Jordan parvient à mêler le drame et la poésie : les tempi sont souvent assez allants mais le chef aménage des silences en abîmes soudains ; il soigne surtout l’incisivité, la tonicité et jusqu’à la puissance d’une partition toujours tenue par les rênes d’un hiératisme jamais débridé.
A ce tableau musicalement glorieux s’adosse, hélas, un bilan théâtralement terne. Pour qui a pu, comme nous, trouver parfois de grands bonheurs aux propositions de Krzysztof Warlikowski, la déception est de taille. Non tant à cause de l’évacuation a priori du Siècle d’or espagnol – qui ne subsiste que dans les éclairages tranchants ou flamboyants de Felice Ross, lesquels recréent à eux seuls moucharabiehs ou cuirs de Cordoue à partir de grilles d’acier ou de panneaux de bois –, mais parce que la vision du Polonais affadit Don Carlos plus qu’elle ne l’éclaire, voire le dessert parfois. Cet acte de Fontainebleau revécu en flash-back, qui installe d’emblée le héros aux confins abîmés de son drame personnel, nous prive du choc primitif qui fait tout le sel de la version française : ce couperet qui tranche net entre coup de foudre rousseauiste (I) et chape de plomb de la cour espagnole (II-V). Si les décors de Malgorzata Szczesniak, froids et sophistiqués comme à l’habitude, peuvent servir cette dernière, ses costumes années cinquante nous (dés)orientent vers un royaume d’opérette, où les total-looks « Queen Mum » (pour les femmes, dont les tenues acidulées, avec bibi assorti, donnent à l’autodafé un surprenant côté British), les uniformes militaires à dorures et casquettes rétro (pour les hommes) et les laquais en livrée (figurants qui, bizarrement, sont tous d’origine asiatique, sans que l’on comprenne le sens du message) composent un univers plus cocasse que véritablement effrayant. La direction d’acteurs est heureusement plus convaincante et, talent des interprètes aidant, parvient à transcender cette scénographie pour le moins aléatoire. Dommage que, pour fêter les 150 ans de l’ouvrage (créé en 1867), l’Opéra de Paris n’ait pas choisi avec la même prescience metteur en scène et interprètes.
Eux sont au sommet, et c’est ce que l’on retiendra d’une production qui constitue l’une des plus belles soirées vocales et verdiennes que l’on ait vécues, à Paris ou ailleurs.
C.C.
A lire : Don Carlos / L’Avant-Scène Opéra n° 244.
Ludovic Tézier (Posa), Ildar Abdrazakov (Philippe II) et Elina Garanca (Eboli).Photos : Agnathe Poupeney / OnP.