Bror Magnus Todenes (un Messager), Dmitiry Belosselskiy (Ramfis), Francesco Meli (Radamès), Ekaterina Semenchuk (Amneris), Roberto Tagliavini (le Roi), Anna Netrebko (Aida).
Parmi les œuvres affichées au Festival, Aida pouvait faire figure de caution apaisante pour ceux qui craindraient l’excès de modernité d’une programmation lyrique engagée. De fait, elle en reste à ce niveau, faute d’une production convaincante et d’une interprétation d’absolu premier plan.
Aida dirigée par Riccardo Muti avec, à l’affiche, la première esclave éthiopienne d’Anna Netrebko, cela devait suffire pour faire courir le monde entier. Mais Markus Hinterhäuser souhaitait plus qu’une affiche : un manifeste qui s’inscrive logiquement dans sa tentative affirmée de voir dans toute œuvre du passé « les chemins possibles pour lire notre monde, […] puisque ces œuvres, d’où qu’elles viennent, portent sur la plus essentielle des choses qui soit, nous.» C’est pourquoi son choix, pour la production d’Aida, s’est porté sur la célèbre photographe et vidéaste iranienne Shirin Neshat. Choix intellectuellement brillant – elle défend la cause des femmes, des immigrés face au fondamentalisme, elle recherche l’individu parmi la masse –, choix qui pouvait s’avérer logique quand on analyse l’œuvre de Verdi et Mariette Pacha, avec ses conflits de nations, ses populations déplacées, cette femme obligée de taire son rang, de trahir son amour... Hélas, la traduction scénique est une production d’où la théâtralité, que l’on trouve à chaque pas d’un Festival 2017 mémorable, s’est révélée la grande absente. Que Neshat confesse dans le programme de salle son immaturité en matière de scène, c’est bien ; son innocence en matière de rapport à la musique européenne et à Verdi en particulier – ce qui n’a pas empêché son éblouissement à son contact –, c’est beau ; cela aurait pu donner un regard neuf sur une des œuvres les plus marquées de kitsch du répertoire. Pourquoi alors l’avoir enfermée dans un décor d’une lourdeur insigne, étonnant de la part de Christian Schmidt, le décorateur attitré de Claus Guth ? Un parallélépipède de pierre blanche, découvrant son vide intérieur en pivotant sur sa tournette et s’ouvrant en deux pour varier les perspectives, ne crée plus aujourd’hui un décor signifiant. Et l’habiter d’une direction d’acteurs aussi conventionnelle laisse pantois. Ce ne sont pas quelques projections sur ces parois blanches – groupes d’hommes et de femmes iraniens évoquant l’exil, l’impuissance, la peur – qui suffiront à créer une dimension d’appropriation du sujet. Ni péplum égyptianisant, ni distanciation jusqu’à l’abstraction, ni transposition dans un ailleurs contemporain, entre musée et secte, cette Aida tente vainement de nous parler de l’aspect politico-social d’un conflit amoureux impossible dans son contexte : car ce ne sont pas les rangées de popes orthodoxes et de femmes quasi voilées servant ici de clergé à Ptah, ni les mollahs de la scène du jugement, qui en donnent une vision captivante. En fait, il ne se passe rien sur scène pendant cette Aida qui n’est qu’un cadre pseudo-élégant et surtout bien vide pour une distribution de haute volée.
On n’a pas pour autant été subjugué par le chant : laissés à eux-mêmes par la mise en scène, peu portés par le chef, les interprètes n’ont vraiment transcendé ni leur rôle ni leur voix, se contentant de s’inscrire au mieux dans le cadre scénique comme dans la battue. Là aussi, Riccardo Muti, auteur d’une historique Aida au disque, a laissé l’auditeur sur sa faim. Orchestre magnifique, cohésion instrumentale, pupitres solistes éblouissants, certes – c’est, comme pour chaque opéra ici hors Clemenza, Vienne en son rang absolu. Mais l’émotion qui emporte tout, l’énergie qui subjugue, le foyer commun qui unit tout le monde en une soirée de rêve sont restés ailleurs.
On ne pouvait alors que constater que Netrebko n’est pas aussi à l’aise en Aida qu’en Leonore : l’aigu flotte, certes, admirable de chair pleine, ambrée, lumineuse, les piani sont superbes, le grave, conséquent, mais le médium fort puissant semble bien artificiel, composé, rugueux, et l’expression manifeste une indifférence vertigineuse, comme si interpréter se limitait pour la diva russe à bien chanter, tout en étant trop proche (au IIe acte surtout) des limites de son instrument. Limites autrement audibles chez Francesco Meli qui semble plus préoccupé de sa ligne de chant, de ses aigus – certes toujours honnêtes, jamais séduisants –, que d’imposer un personnage qui demeure bien falot. Ekaterina Semenchuk, en petite forme mais en grande musicalité, est sans doute l’Amneris la plus élégante du moment, mais elle joue ici bien outré. Luca Salsi compose un Amonasro varié, puissant sinon impérieux, tandis que Roberto Tagliavini ne s’impose pas fortement en Roi, non plus que Dmitry Belosselskiy, bon Ramfis non mémorable. Les chœurs sont, eux, au diapason de l’orchestre : magnifiques ; les ballets, à celui de la production : bien pauvres. Précisons : cette Aida n’est pas indigne ; on en attendait simplement plus, à la mesure des réussites majeures qui l’entourent. Pour la cohérence du projet de Markus Hinterhauser, c’est là un vrai point faible.
Pierre Flinois
A lire : Aida, L’Avant-Scène Opéra n° 268.
Anna Netrebko (Aida).Photos : Monika Rittershaus.