Poursuivant le sillon tracé par Elena en 2013, sillon poursuivi par Eliogabalo à l’Opéra de Paris (2016) puis Il Giasone au Grand Théâtre de Genève (en février), le Festival d’Aix-en-Provence propose la redécouverte d’Erismena, autre opéra de Cavalli porté – comme tous les précédents – par Leonardo García Alarcón à la tête de la Cappella Mediterranea. On salue la partition : son intrigue alambiquée (dix personnages, deux travestis incognito, deux filiations secrètes, le tout sur fond de guerres et d’amours croisées…) n’est que prétexte à saynètes fort nombreuses (on parlerait de longueurs si l’on était dans une « intrigue » au sens classique tant les digressions et diversions sont systématiques), autant de perles impeccablement senties, tantôt comiques, tantôt pénétrées, d’une rafraîchissante liberté de ton et de langue, où l’inspiration mélodique est continue, fusionnant récits et airs dans un flux lyrique éloquent.
L’édition proposée par Leonardo García Alarcon sonne avec verve et pétulance, d’autant que le chef attise le feu d’enchaînements effrénés, faisant d’autant mieux ressortir l’incroyable mélange de tons passant en un clin d’œil de la gouaille au grand tragique. Il n’est pas certain que la mise en scène de Jean Bellorini servent tous ces aspects : très années 80 (cage de scène à vue, passerelles de métal plus encombrantes que signifiantes, costumes terriblement criards entre punk, hippie et disco – au point que le roi Erimante perd toute majesté en paraissant sortir de Monty Python Sacré Graal, voire de NPA, époque de Caunes-Garcia), la scénographie refroidit tout ce que la direction d’acteurs a pourtant de pertinent.
Le plateau vocal répond présent, très homogène en jeunesse et en qualité : le Roi d’Alexander Miminoshvili, d’une présence en scène encore un peu malhabile, est néanmoins d’une belle profondeur vocale ; les trois contre-ténors sont très complémentaires, Tai Oney (Clerio) tonique, Carlo Vistoli (Idraspe/Erineo) pathétique, Jakub Józef Orlinski (Orimeno) lunaire, dont la mise en scène met en valeur les talents de danseur hip-hop ; Andrea Bonsignore est un Argippo mordant, Lea Desandre une Flerida au mezzo charnu et de fier tempérament ; des deux ténors, c’est le rôle d’Alcesta (la nourrice, en travesti) le plus payant, composé ici par un Stuart Jackson impayable de drôlerie. Deux sopranos enfin sont remarquables et elles aussi complémentaires : Susanna Hurrell, Aldimira claire mais sans fragilité, présence déterminée et chant de nerf et de sourire, servant joliment ce personnage d’esclave un peu frivole, un peu calculatrice ; et Francesca Aspromonte qui, nonobstant une petite faiblesse dans le médium-grave, dessine une Erismena toute de colère rentrée, timbre chaud et gorgé de sève, éclats passionnés, sachant presque à elle seule convoquer l’émotion tragique de l’ouvrage. Cavalli leur réserve un beau duo intime et à fleur de peau, tout comme il offre à la fin de sa partition un quatuor vocal suspendu, pur moment de magie auquel le Théâtre du Jeu de Paume offre son écrin parfait.
C.C.
Tai Oney (Clerio), Susanna Hurrell (Aldimira), Alexander Miminoshvili (Erimante), Carlo Vistoli (Idraspe), Francesca Aspromonte (Erismena), Andrea Bonsignore (Argippo), Jakub Józef Orlinski (Orimeno), Lea Desandre (Flerida), Stuart Jackson (Alcesta) et Jonathan Abernethy (Diarte). Photos : Pascal Victor.