Catherine Naglestad (Carlotta) et John Daszak (Alviano).
Pratiquement cent ans après leur création locale, la Staatsoper de Munich remet à son répertoire, sous la baguette d’Ingo Metzmacher, Les Stigmatisés de Franz Schreker, dans une production signée Krzysztof Warlikowski, à qui l’on doit également celle de La Femme sans ombre de Richard Strauss reprise le lendemain. L’occasion unique de confronter deux spectacles du metteur en scène polonais sur des univers artistiques de fait assez proches.
C’est un an après sa création à Francfort que Die Gezeichneten avait conquis, le 15 février 1919, la scène munichoise. Celle-ci devait initialement assurer sa création mondiale, qui fut repoussée du fait d’un sujet jugé trop scandaleux par la critique locale, déjà fort prévenue contre le compositeur autrichien décadent imposé par Bruno Walter, alors directeur musical de la maison. Précédé par Der ferne Klang en 1914 – mal accueilli par cette même presse conformiste – et suivi en 1920 par Das Spielwerk, première mondiale de la nouvelle version de Das Spielwerk und die Prinzessin, Die Gezeichneten, qualifié d’« offense aux bonnes mœurs », disparaîtrait finalement du répertoire munichois dès 1922. Ce serait bientôt le cas de toute l’œuvre de Franz Schreker, un temps rival heureux de Strauss et Puccini en Allemagne, mais ensuite victime du désintérêt et même du mépris d’un public séduit par les coups de boutoir de la modernité criante des ouvrages de Kurt Weill et autres triomphes de la Zeitoper, façon Jonny spielt auf de Krenek, pour finir dans un oubli profond, suite à leur bannissement commun du répertoire du Reich orchestré par les nazis dans leur haine de tout ce qu’ils considéraient comme Entartete Musik. Bannissement que les modernes d’après-guerre s’empressèrent de confirmer de leurs diktats. Mais après Korngold et Zemlinsky, et aux côtés de Braunfels et de tant d’autres musiciens déclassés injustement, un Schreker-Revival prit lentement corps dans les années 1980. Depuis, tous les ouvrages du compositeur ont été remontés sur scène, sans vraiment s’inscrire durablement au répertoire courant des théâtres d’aujourd’hui mais en y faisant généralement forte impression. Ainsi, après 95 ans d’absence, voici que Les Stigmatisés (ou Les Marqués, selon la traduction moins connotée religieusement qu’appelle la réalité du sujet) retrouvent la scène de la Staatsoper, bien après que Stuttgart en 2002, Salzbourg en 2005, Cologne en 2013 et Lyon voici deux ans ont montré à quel point cette œuvre peut être fascinante.
Décadent, certes, amoral sans doute – mais selon quels critères ? –, sensuel et érotique autant que psychologiquement très marqué, le livret fut commandé par Zemlinsky à Schreker à partir de la nouvelle de Wilde L’Anniversaire de l’Infante, traitant de la tragédie de l’homme laid. Schreker décida finalement de garder son livret et de composer l’œuvre, tandis que Zemlinsky en tira pour sa part Der Zwerg (Le Nain), plus proche de l’original et qu’on rebaptise aujourd’hui selon le titre de Wilde. Schrecker a compliqué l’action d’un sous-entendu de sensualité décadente autrement développé, qui ne peut guère qu’appeler les analyses freudiennes les plus poussées : Alviano, un mécène riche mais repoussant de laideur, a créé un lieu idéal de beauté qu’il compte offrir à la communauté, ignorant que ses puissants amis s’en servent comme lieu de débauche et de meurtre. Carlotta, une patricienne autrement raffinée, peintre portraitiste mais de santé fragile, ressent pour le disgracieux amour et fascination, vite partagés malgré la peur de la déception et du regard de l’autre d’Alviano. Mais les sentiments de l’artiste disparaîtront une fois le portrait terminé. Quand elle se sera donnée à Tamare, l’instigateur des orgies condamnant son projet au néant, Alviano tuera son rival, Carlotta en mourra et lui deviendra fou. A ces jeux cruels d’Eros et du Pouvoir, à la confrontation de l’idéalisme et de la perversion, la Renaissance italienne sert de toile de fond, selon la mode du début du XXe siècle, en un sujet a priori idéal pour Krzysztof Warlikowski.
En transposant la Gênes renaissante dans un aujourd’hui où l’île enchantée d’Alviano devient une galerie d’art attirant les foules – traitées façon rats de Neuenfels, comme certaine fondation faisant courir les parisiens aux splendeurs retrouvées d’un fastueux collectionneur russe –, le metteur en scène montre aussitôt que la décadence est de toutes les époques. Les puissants affichent tous les clichés du pouvoir, entre secrétariat aux ordres, mains baladeuses, smokings impeccables et relations d’affaires peu avouables, jusque sur un ring de boxe, comme dans les films noirs du cinéma américain. Pour peindre l’homme laid, Warlikowski convoque Elephant Man, en un personnage ambigu et magistral dont l’aigreur et la violence autodestructrice ne se tempèrent qu’au contact d’une aristocrate aussi élégante que torturée. La projection dans son palais des merveilles d’extraits du Golem, de Frankenstein, Nosferatu et autre Fantôme de l’opéra, montrant les rapports du monstre et de l’innocence, relativise soudain de leur impact considérable et poétique un spectacle trop « mode » qui n’arrive pas à s’imposer comme une évidence – ce qui sera le fait de la Frau ohne Schatten du lendemain. Si l’alchimie de l’œuvre, qui avait formidablement pris à Lyon dans la production de David Bösch – autrement tenue, concentrée –, ne paraît pas évidente ici, c’est bien le fait d’une dispersion du propos, d’une esthétique de la référence, d’entassement des idées, qui finissent par prendre le pas sur le message émotionnel.
Hélas, Ingo Metzmacher, dont c’est la première apparition dans la fosse munichoise et qui est pourtant un spécialiste reconnu de Schreker – on l’entendit diriger Der ferne Klang à Bruxelles, durant les années Mortier –, n’a pas réussi, malgré un orchestre somptueux et une direction raffinée, à contrebalancer ce sentiment de froideur un peu clinquante du spectacle ; il ne manque pourtant ni de tendresse, ni même d’unité dans cette partition si éclatée qui appelle au resserrement.
Las encore, la distribution, pourtant excellente, n’a pas non plus su s’imposer comme référentielle. Certes, Tomasz Konieczny a toute l’ampleur de ton nécessaire au Comte Adorno, maître des enjeux politiques de la cité : il est magnifique. Certes, Christopher Maltman répète ici son personnage de vilain déjà souvent joué, et il y est parfait, entre vocalité impeccable et jeu d’acteur quasi cinématographique. Certes, l’ample distribution de la trentaine de rôles secondaires témoigne de l’incontestable qualité de la troupe munichoise, sans défaut aucun. Mais les deux protagonistes principaux n’ont pas tant marqué. John Daszak, entre convulsions et raptus physique permanent, peine à imposer un personnage qui suscite enfin l'empathie, et sa voix n’est pas à son plus convaincant, même s’il tient son rôle de bout en bout sans faiblesse – mais aussi sans réelle séduction. Et si Catherine Nagelstad n’a aucune difficulté à porter le grand lyrisme des lignes de Carlotta, lui manque ce qui fait une interprète majeure, la fascination.
Dans une œuvre qui ne parle finalement que de cela, c‘est hélas rédhibitoire. Il suffit de revenir à la captation du spectacle de Salzbourg avec ce qu’Anne Schwanewilms y mettait de sensualité, de naturel, d’évidence et, plus encore, d’humanité, pour comprendre que le retour de Schreker à Munich n’aura pas eu tout à fait le rayonnement qu’on pouvait en attendre. Espérons qu’au fil des reprises, l’esprit de l’œuvre s’impose enfin sur le brillant du spectacle. Die Gezeichneten le mérite absolument.
P.F.
John Daszak (Alviano). Photos : Wilfried Hösl.