Pour sa cinquième édition parisienne, le Festival organisé par le Palazzetto Bru Zane (le Centre de musique romantique française, installé à Venise) investit trois théâtres et propose huit concerts – parmi lesquels pas moins de trois opéras, dont deux mis en scène ! C’est sur ces derniers que nous nous sommes prioritairement penché (concernant le troisième, La Reine de Chypre d’Halévy, voir le compte rendu de Pierre Flinois).
En coproduction avec les Opéras de Reims et de Caen ainsi que le Centre de musique baroque de Versailles, venait d’abord cette Phèdre (1786) de Jean-Baptiste Lemoyne, dont on entendait depuis longtemps parler sans en connaître une note. Le musicologue Benoît Dratwicki en a réalisé une version réduite – pour quatre chanteurs et dix instrumentistes – dont n’ont été exclues que les scènes chorales et quelques récitatifs. Le livret en trois actes de François-Benoît Hoffmann (qui écrira onze ans plus tard celui de Médée pour Cherubini) n’y gagne et n’y perd pas grand-chose : prenant le contrepied de l’Hippolyte et Aricie de Rameau, il revient à la source racinienne en recentrant l’action sur la protagoniste (exit, donc, la foule des dieux, matelots, démons, et, même, la triste Aricie), mais ne peut s’empêcher de trop délayer l’exposition au risque d’expédier le dénouement. Œnone, la confidente de Phèdre, y prend une place sans doute excessive (non seulement elle précipite l’aveu de sa maîtresse et dénonce fallacieusement Hippolyte, mais c’est encore elle qui annonce la « mort » puis le retour de Thésée), d’autant que le chant éruptif de la soprano dramatique Diana Axentii nous a paru assez fatigant. Thésée, qui paraît donc tardivement, a toujours droit à une fracassante invocation à Neptune (le baryton Thomas Dolié y est fort impressionnant), tandis qu’Hippolyte (le ténor Enguerrand de Hys, tout de pudeur et de charme) y subit stoïquement les assauts de sa redoutable belle-mère.
Et quelle belle-mère ! Superbe est la partition confiée à Phèdre, entre réminiscence épouvantée (« Ô jour cher et terrible ! », I, 4), espoir chancelant (« Il va venir », II, 2) et dévastation (« Il ne m’est plus permis de vivre », III, 7). La musique de Lemoyne s’inscrit à l’évidence dans l’héritage de Gluck mais juxtapose à la véhémence vocale de sombres prémonitions romantiques et de belles envolées symphoniques (des préludes dignes de Haydn). Ecrit sur mesure pour la volcanique Mlle Saint-Huberty, le rôle-titre trouve en Judith van Wanroij une interprète de premier plan, enflammée et pressante quand il le faut, frémissante et blessée le plus souvent, capable de soutenir une tessiture souvent incommode (notamment dans le grave) mais aussi d’instiller trouble et inquiétude grâce à un sens aigu du phrasé et de la diction (magnifique scène de l’aveu à Hippolyte).
Ardemment menés par le chef-violoniste Julien Chauvin, les dix valeureux instrumentistes du Concert de la Loge, nonobstant les aléas du jeu à « un par partie », ne font pas regretter l’absence d’un orchestre sans doute assez massif à l’origine et participent au drame, puisqu’ils jouent sur scène en interaction avec les chanteurs. Dans l’écrin chaleureux des Bouffes du Nord, la mise en scène de Marc Paquien relève plutôt de la mise en place et, si elle s’avère capable d’installer un climat fort, elle se préoccupe peu d’affiner une gestuelle bien convenue (on devrait mettre à l’amende les metteurs en scène qui font brandir des poignards à leurs acteurs plus de quatre fois par soirée…).
Bien différente est l’esthétique dans laquelle nous plonge Le Timbre d’argent de Saint-Saëns le soir du 11 juin, sur la scène non moins idéale de l’Opéra-Comique. De sa première tentative lyrique, écrite en 1877 mais révisée jusqu’en 1914 (date de sa dernière exécution), d’abord conçue comme un opéra-comique puis transformée en grand opéra en cinq actes, puis revenue à la structure à numéros avec dialogues parlés, enfin changée en drame lyrique avec scènes continues (en quatre actes), Saint-Saëns disait lui-même qu’elle « va de la symphonie à l’opérette en passant par le drame lyrique et le ballet ». Pour faire bonne mesure, les maîtres d’œuvre de la production y ajoutent une pincée de music-hall et pas mal de tours de magie…
L’histoire ? Celle du pauvre peintre Conrad, obsédé par la richesse et la conquête d’une sulfureuse danseuse (Fiammetta) qui, en rêve, passe un pacte avec une figure diabolique (le médecin Spiridion) : chaque fois qu’il fera résonner le timbre d’argent que lui confie le tentateur, il recevra une pluie d’or – mais quelqu’un mourra. Après avoir causé le trépas du père de sa fiancée puis de son meilleur ami, Conrad finira par se repentir sous l’influence de la douce Hélène… Pour un amateur d’opéra, ce prétexte est riche de résonances : on songe bien sûr à Faust, aux futurs Contes d’Hoffmann, à La Dame de pique, à Werther… La partition de Saint-Saëns, qui fait feu de tout bois, y ajoute encore d’autres réminiscences : Spiridion y entre sur des accords de cordes graves dignes du Marcel des Huguenots, le rôle de Fiammetta, entièrement dansé, évoque La Muette de Portici d’Auber, sa bacchanale bohême de l’acte III rappelle Carmen, la scène des Sirènes du IV fait songer aux Fées du Rhin comme au tableau du Rhône de Mireille, etc. Musique « impure », donc (qui se paie pourtant le luxe d’un « Alleluia » final !), follement libre, très colorée (la harpe, le violon solo et même l’orgue y sont requis), parfois poussive ou vulgaire, toujours inventive sans jamais vraiment décoller – on ne sait qu’en penser mais l’intérêt s’y réveille sans cesse…
Le metteur en scène Guillaume Vincent a joué à fond le jeu de la fantaisie baroque tout en trouvant des solutions simples et économiques pour ne pas alourdir le spectacle : les changements de décors se font à vue grâce à d’ingénieux jeux de rideaux (bouillonnants, coulissants, plissés ou tombants) et de poétiques projections vidéos, les acteurs jouent le plus souvent en costumes contemporains (durant les scènes « réalistes ») mais revêtent fracs, extravagantes robes de soirée ou déguisements clinquants pour les épisodes oniriques. Mention spéciale à la chorégraphie d’Herman Diephuis, souvent réussie, notamment pour les numéros dévolus à Raphaëlle Delaunay, Fiammetta aussi fascinante que vénéneuse.
Côté voix, on remarque surtout le Spiridion classieux de Tassis Christoyannis (auquel ne manque qu’un soupçon de métal), irrésistible aussi bien dans ses couplets dansés de l’acte II (« De Naples à Florence ») que dans son invocation du IV, ainsi que la suavité piquante des deux sopranos, Hélène Guilmette (Hélène) et Jodie Devos (Rosa). Les deux rôles de ténor sont plus consistants : Yu Shao campe un Bénédict lumineux et délicat mais au français trop pâle, tandis qu’Edgaras Montvidas fait montre d’une belle prestance mais d’un chant bien fruste, monochrome, dans l’écrasant rôle de Conrad. Bon apport du Chœur Accentus, qu’on a cependant connu plus transparent (mais il a fort à faire) ; direction tranchante, ciselée, vivante de François-Xavier Roth, qui ne parvient cependant pas à conférer à l’œuvre le souffle qui lui manque ni à toujours tempérer les éclats de son bouillant orchestre Les Siècles.
On sort du spectacle un peu étourdi, éberlué – et l’on se demande quelles autres raretés de derrière les fagots le Pallazzetto Bru Zane nous garde pour les éditions à venir de son festival parisien, et quelles seront les prochaines audaces de production de l’Opéra-Comique…
O.R.
Le Timbre d'argent. Raphaëlle Delaunay (Circé/Fiammetta), Chœur Accentus et danseurs. Photo Pierre Grosbois.