Anna Netrebko (Tatiana), Peter Mattei (Onéguine), Pavel Cernoch (Lenski) et Varduhi Abrahamyan (Olga).
Si Stéphane Lissner a invité Dmitri Tcherniakov à mettre en scène La Fille de neige, il est en revanche revenu à la production de Willy Decker, créée en 1995 et souvent reprise depuis, pour Eugène Onéguine : peut-être la star Anna Netrebko aurait-elle peu goûté le huis clos ravageur de son compatriote (présenté au Palais Garnier en 2008) et préfère-t-elle le sage hédonisme des décors de Wolfgang Gussmann (sublimés au demeurant par les lumières de Hans Toelstede), ses horizons classieux et la lecture d’une fidélité sans accroc du metteur en scène allemand. Ne déclarait-elle pas il y a peu (interview donnée à Opéra magazine) : « L'opéra doit vous en mettre plein la vue. Je suis absolument contre ces productions modernes grises et minimalistes. J'en ai marre, ça fait vingt ans que ça dure. Basta ! Je veux des couleurs, je veux du chic, je veux que ça fasse Ta-daaam ! »
« Tadaam ! » fait en effet la voix de la diva – faite pour l’amour von Kopf bis Fuss, aurait chanté Marlene. Le timbre est opulent et ravageur de sensualité, les aigus sont magistraux, l’ample homogénéité du médium et du grave semble inépuisable, et l’artiste nous gratifie en outre de nuances et d’intentions d’un grand raffinement. On serait donc comblé, n’étaient cette intonation décidément souvent trop haute et une vision du personnage à l’aune de ces moyens, où la scène de la Lettre prend par exemple des côtés « grande scène du II », ce qu’accentue une direction d’acteurs plus en poses tragiques qu’en intériorité. Plus femme que jeune fille, plus cinémascope que drame intimiste : plus Netrebko que Tatiana. L’adéquation est en revanche frappante au troisième acte : en princesse Grémine, Anna N. est à son affaire – non seulement le « chic » est là (joyaux au cou, lustre de cristal surplombant le décor), mais surtout cette maturité grave acquise par le personnage, convenant enfin à la voix généreuse et altière de la soprano.
Autour d’elle, on goûte d’autres bonheurs musicaux de haut vol. L’Onéguine de Mattei est une leçon de subtilité, chant félin et timbre caressant comme le danger, entrant dans les phrases comme un cambrioleur. Pavel Cernoch dessine un Lenski infiniment sensible, d’une humanité d’autant plus touchante que son chant n’est jamais pathétique mais au contraire d’une intelligence de nuances à faire pâlir son rival. On mettra sur les mêmes sommets Alexander Tsymbalyuk, un Grémine moins chenu que d’ordinaire et dont l’autorité est plus mâle que seulement sociale : le détail n’est pas inintéressant. En revanche, aux côtés d’Elena Zaremba, une agréable Madame Larina, Varduhi Abrahamyan semble curieusement outrée en Olga : non que son profond mezzo ne soit en situation, qui plus est face au timbre de Netrebko en Tatiana, mais son chant est souvent bousculé d’intentions dramatiques excessives (la mise en scène fait peu de cadeau à cette Olga, assez frivole et déclamatoire). Ajoutez une Filipievna où Hanna Schwarz fait exploser les débuts de phrases en sons énormes, aux dépens d’un bas-médium qui ensuite disparaît (dommage, car sa présence à la fois serve et maternelle est impeccablement rendue), et les beaux ensembles féminins, duo et quatuor du début, perdent hélas tout charme musical. Parmi les rôles courts, on note le Monsieur Triquet de Raúl Gimenez : l’acteur est joueur, mais le chant est maniéré au point que l’on ne sait parfois si tel fortepiano est voulu ou subi ; surtout, le français serait largement perfectible. Quant aux chœurs de l’Opéra, ils réalisent une prestation de beau rang – à leur habitude !
On salue enfin la direction d’Edward Gardner. Souple et ductile, il s’accorde au lyrisme de son Onéguine : l’Orchestre de l’Opéra chante Tchaïkovski sans pathos mais avec une grande sensibilité de couleurs et de dialogue, faisant ressentir une vraie mélancolie qui prend au cœur.
C.C.
Notre édition d’Eugène Onéguine : L’Avant-Scène Opéra n° 43.
Anna Netrebko (Tatiana) et Alexander Tsymbalyuk (le prince Grémine). Photos : Guergana Damianova.