Elena Manistina (Printemps) et Aida Garifullina (Snégourotchka).
La Fille de neige de Rimski-Korsakov fait son entrée au répertoire de l’Opéra de Paris. Une entrée non pas fracassante – comme on aurait pu l’imaginer, sachant aux commandes de la mise en scène l’imprévisible Dmitri Tcherniakov – mais toute de demi-teintes, sinon de demi-mesures.
Pour cette œuvre au livret empreint de paganisme magique, Tcherniakov semble d’abord refuser tout surnaturel au Prologue (transposé dans une salle de cours de danse) avant de le convoquer à plein au IVe acte, lors d’un saisissant effet scénographique déployant un lent ballet nocturne d’arbres centenaires (le décor, signé Tcherniakov, est ici magnifié par les lumières oniriques de Gleb Filshtinsky). Entre ces deux extrêmes, l’action aura occupé un campement de mobil-homes établis au cœur d’une majestueuse futaie. Les Bérendeïs y vivent comme coupés du monde (leur tsar n’est autre que le vieux sage un peu fantasque du groupe), dans un aujourd’hui qui tente de retrouver l’hier : les jeans et casquettes cèdent le pas aux tuniques brodées et couronnes de fleurs quand il s’agit de recréer les rites anciens, brûler Maslenitsa ou prier Iarilo-le-Soleil (pimpants costumes d’Elena Zaytseva). La réussite de ces scènes de groupe, où le cérémonial est aussi enthousiaste que joyeux, doit aussi beaucoup au Chœur de l’Opéra, très impliqué (et sollicité par la partition). Partout ailleurs, c’est la direction d’acteurs de Tcherniakov qu’on admire, comme ce couple Bobyl Bakoula / Bobylikha absolument tordant (il faut voir comme Bobylikha vire son époux de son fauteuil pour pouvoir s’asseoir près du riche Mizguir…) ou cette Koupava dont l’appétit sensuel frôle tantôt le ridicule, tantôt la folie. Reste que ce mélange de distance (le Prologue) et de littéralité (les actes), d’irrationnel dénié puis accepté, d’actualisation et d’atemporalité, peine à faire sens global.
Vrai choix, en revanche, et vraie réussite : confier le rôle de Lél, le berger à voix d’or, véritable Orphée de ce petit monde, à un contre-ténor plutôt qu’au contralto travesti prévu. Gageons que Rimski-Korsakov, s’il avait eu sous la main cet instrument vocal aujourd’hui (re)trouvé, aurait en effet privilégié l’ambiguïté réelle d’un interprète mâle chantant en voix de tête à celle, purement conventionnelle, d’une femme déguisée en homme. Haute carrure mais démarche languide, chevelure de sirène sur T-shirt à la Brando, sourire immarcescible du séducteur conscient, lenteur hypnotique du geste : Yuriy Mynenko aimante les regards – et les oreilles, par son chant infiniment musical et assis sur des graves solides. Sa Première Chanson est un moment suspendu comme on en connaît rarement. A la faveur d’une ellipse du livret exploitée par Tcherniakov, c’est à lui que Snégourotchka adresse ses derniers mots : Mizguir est bafoué comme il avait bafoué Koupava, et l’amour que ressent enfin la Fille de neige se confond, dans son cœur et son corps, avec l’amour de la musique personnifiée par Lél et qui l’avait attirée chez les humains. Joli twist final.
On a parlé plus haut de demi-teintes, et c’est parfois l’impression qu’a donnée la direction de Mikhail Tatarnikov, très prudente et attentive. Est-ce le fait des multiples changements de distribution qui ont émaillé la préparation de la production ? A l’aspect parfois fragmentaire de la partition, riche en interruptions et silences abrupts, sans compter son action à la densité très inégale, s’ajoutent ici des tempi souvent sages, un allant trop modéré, qui peinent à convaincre architecturalement – même si l’impact des scènes hymniques et la poésie des couleurs sont au rendez-vous. Le plateau vocal, lui, est sans défaut, même si le Tsar de Maxim Paster (remplaçant Ramon Vargas initialement prévu) manque d’une certaine aura, sans pour autant démériter dans le chant ou l’expression – c’est un peu le cas aussi du Père Frimas de Vladimir Ognovenko. Outre Yuriy Mynenko déjà évoqué (alors que Rupert Enticknap avait été annoncé en Lél), on admire l’engagement flamboyant de Martina Serafin (Koupava), la dignité voluptueuse d’Elena Manistina (Printemps-la-Belle, d’abord dévolue à Ekaterina Semenchuk), l’orgueil rageur de Thomas Johannes Mayer (Mizguir), le tempérament crâne de Vasily Gorshkov (Bobyl Bakoula) et Carole Wilson (Bobylikha). Les rôles secondaires sont impeccables (Franz Hawlata en Bermiata, Vasily Efimov en Esprit de la Forêt), et jusqu’aux petites apparitions telles Maslenitsa, le Page ou les Hérauts. Aida Garifullina était très attendue en Snégourotchka : elle reçoit une ovation méritée après une interprétation où la lumineuse clarté du timbre, dont les quelques verdeurs servent finalement la juvénilité du personnage, s’associe à une générosité du chant et une vivacité du jeu qui dessinent une Fille de neige adolescente, inquiète et exaltée, profondément touchante. Avec elle comme avec Lél, le travail théâtral de Tcherniakov atteint à son plus intime et à son plus marquant. Plus que le jeu de la relecture (ici bien modéré), plus que les scènes d’ensemble (même brillamment composées), on garde de cette production la vision envoûtante de l’errance dans la forêt maternelle d’un Petit Chaperon blanc abîmé par la vie.
C.C.
Notre édition de Snégourotchka : L’Avant-Scène Opéra n° 297.
Assis : Aida Garifullina (Snégourotchka), Thomas Johannes Mayer (Mizguir) et Vasily Gorshkov (Bobyl Bakoula). Debout derrière eux : Carole Wilson (Bobylikha) et Yuriy Mynenko (Lél). Au centre : Martina Serafin (Koupava). Photos : Elisa Haberer / OnP.