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Laurent Naouri (Trompe-la-Mort).

 

Opéra après opéra, Luca Francesconi confirme son sens aigu de la dramaturgie. Il fallait oser cette coupe transversale des romans balzaciens de La Comédie humaine suivant le fil rouge du personnage de Vautrin et de ses avatars. Francesconi l’a fait, et signe un livret sans coutures apparentes, parfaitement cohérent du point de vue narratif et dont la courbe dramaturgique prévient, pendant les deux heures qu’occupe ce Trompe-la-Mort, toute baisse de tension. Il fallait oser aussi faire évoluer en parallèle quatre strates scéniques, chacune dotée de son découpage en scènes – le monde des apparences, représenté par les salons et autres lieux de la vie sociale, celui, caché, des machinations où apparaissent les motivations réelles, un niveau souterrain et inquiétant qui tient autant de l’inconscient collectif que des forces telluriques et, sous forme de flashes qui traversent l’opéra, le voyage en calèche, faustien et initiatique, de Collin/Herrera et Lucien de Rubempré – sans que cette complexité architecturale somme toute assez cinématographique ne rende indéchiffrable la trame narrative. L’une des trouvailles de Francesconi consiste à avoir différencié de façon générique quatre types de musique, chacun associé à l’un des quatre niveaux scéniques ou, si l’on préfère, à l’un des quatre « niveaux de vérité ». On découvre par exemple, dès l’introduction orchestrale, le quatrième niveau avec ses textures glissantes – souvenir de l’orchestre de Quartett –, ses blocs massifs et ses impacts, qui fournit la musique la plus dure, utilisée avec parcimonie. Cette signalétique musicale sera cependant pondérée par le compositeur : le personnage de Carlos Herrera/Collin/Trompe-la-Mort, à qui Laurent Naouri confère une présence époustouflante et une brillante noirceur, surplombant grâce à ce rôle sur mesure un plateau pourtant excellent, s’exprime, quel que soit le niveau scénique où il apparaît, avec cette même crudité musicale qui le rattache au quatrième niveau. De même, l’enchaînement de séquences disjointes, tantôt en fondu-enchaîné, tantôt cut, est cimenté par un ADN harmonique qui, de façon subliminale, transcende les strates musicales.

Quasi indissociable des décors conçus avec Tim van Steenbergen, la mise en scène de Guy Cassiers éclaire elle aussi, sans la paraphraser, l’architecture musicale. Elle est fondée sur une polarisation entre le haut – la scène, l’apparent – et le bas – les coulisses, la machinerie, les tréfonds, l’occulte – qui, techniquement, s’appuie sur un plateau mobile au centre de la scène, s’élevant ou s’abaissant selon la situation, ainsi que sur de nombreux bandeaux verticaux, suspendus à des câbles et munis d’enrouleurs leur conférant une grande mobilité, et qui constituent autant d’écrans sur lesquels sont projetés des éléments de décor. À cette dimension verticale omniprésente répond l’horizontalité de bandes étroites de tapis roulants. Entre les personnages portés par le tapis et ceux condamnés au statisme s’instaure une vitesse relative qui semble par moments souligner leurs différences de statut social. La vidéo de Frederik Jassogne tantôt relaie au premier plan, en temps réel, ce qui se passe en fond de scène, parfois appréhendé par une caméra placée en surplomb, tantôt apporte un contrepoint avec de très nombreuses vues filmées au Palais Garnier, dans des zones connues ou plus inhabituelles telles que le sous-sol ou les caves. Pour nous rappeler le monde de la finance, de la bourse et du capital, bête noire de Collin, deux longues flèches de néon, abscisse et ordonnée, encadrent le devant de scène côté jardin, que complètent en fond de scène des graduations horizontales.

Bien que souvent délicate pour l’intonation malgré le recours à des doublures instrumentales partielles, l’écriture vocale de Francesconi reste très lyrique et adaptée à un plateau de chanteurs qui ne sont pas des spécialistes de la musique récente. Après Laurent Naouri, c’est la soprano Julie Fuchs qui se distingue dans le rôle d’Esther, ex-courtisane dont l’amour pour Lucien est partagé. Sa puissante projection vocale, qui se double d’une belle homogénéité, ne nuit en rien à la subtilité d’un registre aigu souple et coloré. Scéniquement engagée, elle émeut, notamment dans les trois airs qui lui sont confiés. Le compositeur n’a en effet pas cherché à contourner les codes de l’opéra et gratifie les rôles principaux de plusieurs airs, les assemble volontiers en duos et concocte des ensembles dont certains, d’esprit buffa comme les trios des espions de Herrera, apportent de bénéfiques moments de diversion à la tension dramaturgique générale. Si le ténor Cyrille Dubois, qui campe un Lucien tout aussi touchant, semble dans un premier temps manquer un peu de puissance face à un orchestre souvent véhément, il développe dans les moments clés une considérable énergie expressive. Assez proche vocalement, le Rastignac de Philippe Talbot est cantonné par son rôle dans un registre expressif moins effusif. Le mezzo charpenté de Béatrice Uria-Monzon (Comtesse de Sérizy) apporte un précieux complément de timbre et la puissante verve d’Ildikó Komlósi (Asie, complice et entremetteuse de Collin), qui relève en quelque sorte de la catégorie mozartienne de la servante émancipée, trouve un équivalent dans la prestance grandiloquente de Christian Helmer, dont le Marquis de Granville est la seule personne capable de soutenir le rapport de force avec Collin, avant de devoir céder à son chantage. À l’accent allemand volontairement surjoué du banquier Nucingen, personnage buffa rendu délicieusement grotesque par Marc Labonnette, répond celui, véritable postiche linguistique, de l’Espagne d’opérette de Herrera, dans lequel Laurent Naouri est plus vrai que nature.

Très complet, l’orchestre intégrant piano, célesta, harpe, accordéon, clavier électronique et percussions (délocalisées dans les loges latérales pour désengorger la fosse autant que pour apporter un effet naturel de spatialisation) est utilisé dans toute l’étendue de son opulente palette. Outre les harmonies souvent statiques qui caractérisent deux des quatre strates musicales, y circulent de nombreuses figures idiomatiques ponctuelles (une parodie de récitatif classique avec clavecin synthétique, un passage de boucles rythmique avec marimba façon Steve Reich, un début de music pop aux contrebasses, une course-poursuite en relais entre piano, vibraphone, marimba et harpe façon Boulez) ou récurrentes (un bariolage en harmoniques tout droit sorti du Soupir de Ravel pour figurer les lieux mondains, des harmonies dutillesques en diable, des arabesques quasi liquides de clarinette) dont il n’est pas toujours évident de savoir si elles doivent être prises pour des clins d’œil ou des résurgences stylistiques inconscientes. Susanna Mälkki, qui avait déjà collaboré avec Francesconi pour son Quartett à Milan, dirige sans fioritures mais avec une grande précision et une totale clarté un orchestre très réactif, un chœur parcimonieusement utilisé mais remarquablement écrit, sans négliger un soutien permanent aux chanteurs.

De la rare alchimie, lorsqu’il s’agit de création lyrique, entre un livret extrêmement efficace, une musique sophistiquée mais toujours mue par les besoins dramaturgiques, une mise en scène inspirée et en parfaite adéquation avec le propos musical, et une production très soignée, résulte ici un spectacle marquant qui a de fortes chances de compter parmi les réussites les plus significatives de ces dernières années.

P.R.


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Photos : Kurt Van der Elst / OnP.