Une nouvelle Carmen accoste à l’Opéra de Paris. Nouvelle ? Pas vraiment. La production de Calixto Bieito a… près de 20 vingt ans, qui fut créée au Festival de Peralada en 1999 avant de voyager un peu partout. Sauf à Paris, où la voilà enfin.
Le Catalan a choisi son Espagne : celle des années soixante-dix, entre corset militaire et premiers effluves de liberté. Rien des trop faciles espagnolades – les couleurs sont ternes ou acides, jamais gorgées de soleil, et les robes sévillanes sont prises pour ce qu’elles sont devenues : des déguisements d’occasion – mais, via des choix scénographiques radicaux (Alfons Flores), toute l’Espagne et tout Carmen. Si le plateau nu et souvent nocturne peut sembler manquer de vie et de chair (sembler seulement, car les lumières d’Alberto Rodriguez Vega sont chargées d’un vrai feu intérieur), il sera habité tour à tour par quatre signaux d’autant plus forts qu’ils y seront isolés, faisant confiance à l’abstraction pour créer un espace mental à la charge invisible. Un mât porte-drapeau (aux couleurs nationales, que les Gitanes transformeront en drap de bain ou en muleta) ; des Mercedes 280 (véhicule de l’incessante vie en déplacement) ; la silhouette imposante d’un taureau Osborne (ce panneau de métal qui surplombait les collines ibériques et qui, de pub pour une boisson alcoolisée, est resté symbole du pays) ; un simple cercle de sable, enfin, délimitant une arène théorique – celle du meurtre final, pas celle de la corrida dont l’imagerie est elle aussi évacuée.
Si Carmen est l’opéra de la liberté des corps et de leurs désirs, comment ne pas acquiescer à ces deux moments où Bieito tend l’arc qui sépare la contrainte punitive (un soldat à demi-nu – plastique à la Javier Bardem, période Jamón, jamón – court jusqu’à épuisement sous le regard de son supérieur) de la liberté hédoniste (un homme, à l’aurore, exerce ses muscles en pleine nature, nudité pure de toute lascivité) ? Une partie du public, pourtant, semble choquée – et gâche par ses remous la beauté orchestrale du prélude de l’acte III. Quel dommage.
Clémentine Margaine est la grande triomphatrice de la soirée. Son timbre généreux, puissant et rond, son chant opulent et net à la fois, sa tessiture longue – voix de poitrine aux graves éloquents et parfaitement enchaînés au médium puis aux aigus cuivrés – et, plus encore, son tempérament vif, dessinent d’autorité une Carmen complète, aux séductions sonores et théâtrales certaines. En cette deuxième représentation (il était souffrant quand il a assumé la première), Roberto Alagna a retrouvé tout son panache ; si son Don José semble, au début, un peu extérieur, il s’engage ensuite dans le personnage et délivre dans les deux derniers actes une interprétation de nerf et de chair. Soin apporté aux nuances, chien indéniable des élans vers l’aigu, élocution inégalée : qui saurait reprendre ce flambeau ?! En revanche, l’élocution n’est pas le point fort d’Aleksandra Kurzak, qui paraît plus agitée qu’impliquée dans sa Micaëla ; le chant, beau et aisé, peine à toucher malgré la sincérité de l’interprète. Roberto Tagliavini est un Escamillo jamais histrionique, dont la ligne et l’intonation sont sans défaut mais dont les aigus très couverts en sonnent matifiés. Très bon Zuniga de François Lis, remarquable Moralès de Jean-Luc Ballestra, Frasquita (Vannina Santoni) et Mercédès (Antoinette Dennefeld) tout ce qu’il y a de plus racées dans le chant et délurées dans le jeu, Dancaïre (Boris Grappe) et Remendado (François Rougier) un rien en-dessous dans la projection mais fort corrects : c’est un plateau de belle eau que réunit l’Opéra de Paris. Au soir du 13 mars, c’est Giacomo Sagripanti qui mène l’Orchestre et le Chœur de l’Opéra – en grande forme –, choisissant lui aussi un Bizet vif plutôt qu’éclatant, ductile plutôt que spectaculaire. Les nombreuses représentations à venir, en mars-avril puis juin-juillet, offriront des alternances à guetter, tant en fosse que sur le plateau. Comme disait avec gourmandise un spectateur d’âge respectable croisé à la sortie : « Eh bien, j’ai redécouvert Carmen ! » Faites comme lui !
C.C.
A lire : notre édition de Carmen : L’Avant-Scène Opéra n° 26 (mise à jour : 2007).
Clémentine Margaine (Carmen) et Roberto Alagna (Don José).Photos : Vincent Pontet / OnP.