OEP602_1.jpg
Michael Pflumm (Jorge), Matthias Jann (trombone), Martín Posegga (saxophone) et Miguel Pérez Iñesta (clarinette).

Joan Matabosch s’était engagé à honorer les commandes que son prédécesseur Gerard Mortier avait passées au temps de son mandat (et elles furent d’importance, entre Brokeback Mountain, The Perfect American, El publico…) et qu’il n’avait pas pu voir naître toutes avant sa disparition prématurée. En ce mois de février, on a ainsi croisé la dernière de la liste – hélas vraiment pas la meilleure –, due à la compositrice espagnole Elena Mendoza. Le choix du texte-source, toujours important pour Mortier, s’était porté sur des nouvelles de l’Uruguayen Juan Carlos Onetti (1909-1994), un des piliers du roman moderne sud-américain mais aussi un des damnés de la littérature locale. Il vécut en effet plus souvent en exil qu’en son pays, pour finir à Madrid sans gloire malgré les qualités de sa production caractérisée par la thématique de l’échec récurrent et destructeur. La ciudad de las mentiras (La Cité des mensonges) est construite comme une agglomération de quatre de ses nouvelles, Un sueño realizado, El album, La novia robada et El infierno tan temido, toutes situées dans la cité imaginaire de Santa Maria, lieu improbable d’un univers aussi absurde que claustrophobique, où la folie et le rêve sont les seuls moyens d’échapper à la réalité. De quoi permettre bien des délires musicaux et scéniques. On en est resté fort loin.

Elena Mendoza, qui professe en Allemagne, et Matthias Rebstock, qui a réalisé le livret et assure aussi la mise en scène de cette création – on pense un instant au couple Boesmans /Bondy qui assura avec le succès que l’on sait quelques-uns des témoins forts de la carrière de Mortier –, expliquent que ce qui les intéressait ici est le travail sur la déstructuration : les quatre nouvelles, contées en parallèle, sont imbriquées mais aussi laminées pour créer un opéra polyphonique – que ce soit sur le plan textuel, musical ou scénique. La thématique commune aux quatre nouvelles – le mensonge comme échappatoire et comme mode de vie, avec, comme pirouette finale, l’aveu que tout était réel – semble permettre ce jeu. De là à réaliser une œuvre qui captive… On connaît l’exemple majeur de Trois sœurs de Peter Eötvös, où la déstructuration fait naître une magie propre à l’œuvre. Mais n’est pas Eötvös qui veut, et compositeur d’opéra non plus. S’agit-il d’opéra, d’ailleurs ? L’œuvre, heureusement assez courte mais pas assez pour ne pas faire fuir peu à peu une partie du public, tient plutôt du théâtre musical, genre cher aux années 70/80 et que l’on croyait volontiers épuisé. La partition, très éclatée, veut chercher ses références dans la musique spectrale, chez Sciarrino ou Ligeti – carrément plagié –, et surtout dans ce que l’école européenne a de plus stérile par refus de l’impact émotionnel : elle n’arrive jamais à créer la fascination que les personnages, prêts à s’échapper de la réalité dans le rêve, pourraient susciter. On reste ici à l’extérieur des choses. Et si, contrairement à l’auditeur, Elena Mendoza s’amuse à ce jeu de déconstruction musicale en usant d’une instrumentation très dispersée, on entend surtout des poncifs éculés, du bruit et non du sens.

Seuls moments d’intérêt réel dans ce qui se veut un contrepoint instrumental au texte : une partie de dominos frottés où la rythmique sonore devient moins absconse que partout ailleurs, et les jeux d’un barman percussionniste virtuose avec, pour instruments, un plateau de métal, un couteau, une assiette ou une bouteille qu’il vide. C’est bien peu. Quant au chant, plutôt moins employé que le parlé, il n’offre ni virtuosité, ni lyrisme, ni fascination (ce n’est évidemment pas le but) et se contente de ponctuer ce happening global d’une présence presque secondaire, même si chaque histoire de femme compte un véritable air. Philippe Boesmans dit que pour composer un opéra, il faut aimer ses personnages ; on doute que cela ait été le cas présentement. Il faut alors considérer La ciudad de las mentiras comme un exercice de style, et seulement comme cela.

Titus Engel dirige toute une équipe investie dans le projet : l’orchestre du Teatro Real, le groupe d’instrumentistes-acteurs présents sur scène, les quatre héroïnes (Katia Guedes, Anne Landa, Anna Spina et Laia Falcon) et leurs cinq partenaires masculins, parmi lesquels on retrouve Graham Valentine, remarqué ici même dans Les Contes d’Hoffmann signés Marthaler. Courageux de leur part. Mais leur participation ne peut sauver un spectacle qui ne marquera pas l’histoire du Teatro Real.

P.F.


OEP602_2.jpg
Photos : Javier del Real / Teatro Real.