Programmer Le Retour d’Ulysse est toujours un défi : la partition et son livret, aussi longs qu’elliptiques voire contradictoires dans leurs données et traces historiques, nécessitent une véritable réflexion philologique autant qu’une autorité scénique certaine… sans compter une distribution pléthorique (19 personnages !). Le Théâtre des Champs-Elysées a relevé le gant en rassemblant une équipe musicale de haut vol sous la houlette d’Emmanuelle Haïm et en faisant appel à Mariame Clément pour la mise en scène.
Monteverdi est bien au rendez-vous d’un plateau vocal très largement appréciable. Si Katherine Watson (Junon) a quelques duretés et Lothar Odinius (Jupiter) quelques défaillances, les autres dieux ont l’abattage d’Anne-Catherine Gillet, Minerve piquante d’esprit mais brillante de timbre (également l’Amour dans le Prologue) et de Jean Teitgen, Neptune puissant malgré la méforme annoncée en début de soirée (un virus partageur ayant sévi dans les rangs de l’équipe durant les répétitions : on salue d’ailleurs Mary-Ellen Nesi, remplaçant in extremis Elodie Méchain, souffrante, dans le rôle d’Euryclée). La basse française est néanmoins distancée, en termes de profondeur et de mordant du timbre et de l’élocution, par le magistral Callum Thorpe (le Temps et Antinoüs). Autres interprètes multi-casquettes, Maarten Engeltjes dessine, de son contre-ténor raffiné, une Fragilité humaine touchante et un Pisandre élégant, et Isabelle Druet, d’abord peu gâtée par la mise en scène en Fortune aux mines vulgaires, explose en Mélantho gourmande de sexe et généreuse de voix. Son Eurymaque est un Emiliano Gonzalez Toro vif et racé, bien distribué comme les autres ténors Kresimir Spicer (Eumée délié, très expressif et touchant), Mathias Vidal (Télémaque de nerf et de jeunesse, prêt à en découdre et bien chantant) et Jörg Schneider (Irus très drôle et maniant l’humour vocal avec une vigueur et une maîtrise certaines).
On n’en dira pas autant d’Ulysse. Non que Rolando Villazón ne démontre qu’il aime et défend son personnage avec toute la sincérité et la vérité d’expression qu’on lui connaît : l’acteur fait éclore l’émotion, non seulement dans la détresse monologuée mais aussi dans les scènes en duo où le temps passé (retrouvailles avec Eumée), la tendresse paternelle (avec Télémaque) et l’amour perdu (avec Pénélope) montent à la surface des mots et des corps – preuve aussi d’une direction d’acteurs souvent bien menée dans ces moments de sentiment. Mais la voix fait défaut : partagée sinon déchirée, pendant deux actes, entre les intentions louables (un style idiomatique) et les réflexes ancrés (un excessif spinto), elle se dérobe au troisième, où même l’effort ne peut plus exiger de l’instrument nuances ou justesse. Le couple est pourtant crédible et beau, formé avec la Pénélope de Magdalena Kozena – qui, elle, habite son personnage avec une franchise troublante et nous vaut les rares moments d’adéquation parfaite entre une émotion vibrante et un chant en pleine complétude. Si le Concert d’Astrée et Emmanuelle Haïm délivrent de bout en bout une lecture généreuse et attentive, le rythme manque pourtant dans certains récits que l’on souhaiterait plus volubiles ou certains tempos plus animés. Sentiment peut-être aggravé par la mise en scène qui n’assume pas complètement ses options.
Mariame Clément indique avoir voulu réaliser une lecture « pop » du Ritorno. Pourquoi pas : son mélange de sérieux et de bouffonnerie accepte volontiers le décalage. Pop, donc, les allégories du Prologues (le Temps en pilote de Formule 1 accidenté !) ou les pimpants accessoires de plage entourant Ulysse échoué ; pop encore, Irus engloutissant ses MacDo ; pop toujours, les Naïades en danseuses de revue emplumées ; pop enfin, le massacre des prétendants où Minerve-Gillet vient déverser des seaux d’hémoglobine sur les figurants au sol et où des onomatopées cartoonesques (« SMASH !!! », « POW !!! ») descendent des cintres. Alors les rires sont au rendez-vous – nonobstant le bon sens : le finale du II doit-il vraiment être pris au second degré ? Mais ailleurs le pop se dilue dans une scénographie d’une tristesse à mourir : l’Olympe est traitée en tripot de marins – les dieux à barbe frisottée – noyant leur décrépitude dans la bière. Cela pourrait être drôle (ça l’est au moment où, jouant aux fléchettes, les dieux envoient malgré eux un « signe du ciel » aux humains), c’est surtout laid (un vrai bouge où les murs tiennent par la nicotine) et bien amer. Tristesse et laideur qui contaminent le décor unique (signé Julia Hansen, comme les costumes) où Clément a voulu situer le tout pour évoquer ce palais fatigué qui attend Ulysse. Comme on est loin de cette patine du temps que maîtrise si bien un Richard Peduzzi, signifiante et évocatrice, où la meurtrissure du matériau se lit comme la géologie d’une vie ! Ici, l’on passe près de trois heures en compagnie de lourds murs ternes et sales, où des lambris à moulures, grisés de trop de poussière, côtoient un distributeur de boissons et une pauvre plante verte – on se croirait dans un vieux couloir de la Sorbonne. Cela alourdit le regard, le sentiment et l’émotion bien plus que cela ne fait sens, et le spectateur, ne pouvant trouver en lui les ressources de patience de Pénélope, se laisse gagner par l’ennui. Le Ritorno est décidément un défi.
C.C.
La production sera diffusée en streaming à partir 13 mars sur Culture Box et Medici TV.
A lire : notre édition du Retour d’Ulysse, L’Avant-Scène Opéra n° 159.
Emiliano Gonzalez Toro (Télémaque), Kresimir Spicer (Eumée) et Rolando Villazon (Ulysse). Photos : Vincent Pontet.