« Musique et image sont séparées, elles occupent chacune leur propre espace. La soliste-narratrice porte la musique et la voix, la marionnette donne de l’ampleur à l’émotion musicale par la simplicité et l’expressivité de ses gestes muets. Les deux espaces, celui de la musique et celui de l’image, adoptent leur forme la plus authentique et sont recomposés et réunis dans l’esprit du public, dans une concentration intense d’émotion et de plaisir. »
Voici comment, dans le programme de salle, Kirsten Dehlholm, metteur en scène appartenant au collectif Hotel Pro Forma et aux commandes de la nouvelle Butterfly bruxelloise, tout à la fois justifie sa scénographie, en explique la logique interne et prédit ses effets sur le public. Rappelons en quelques mots le principe de cette mise en scène : Cio-Cio San y est représentée par une marionnette inspirée du bunraku tandis que son interprète, figurant par le costume et le maquillage son fantôme vieilli, se tient sur un proscenium latéral, presque toujours hors de l’action.
Devant « l’intense… frustration d’émotion de plaisir » qui nous a saisis au soir du 8 février, on se prend à revisiter la note d’intention comme un sujet du bac offert au commentaire… critique. D’une part, l’esprit du public doit recomposer bien plus que les deux espaces évoqués par Dehlholm (« celui de la musique et celui de l’image » – entendez : la chanteuse et sa marionnette). Si la musique est aussi, comme à l’habitude, en fosse et en coulisse (Dehlholm semble l’avoir oublié : pauvres chœurs cantonnés à jardin lors de l’entrée de Cio-Cio San, quand Puccini a prévu là un travelling sonore du plus bel effet !), écarter le rôle-titre hors plateau devient fatal dans les échanges dialogués qui virent au non-sens. Il faudrait la sublimation esthétique d’un Wilson pour que cette distance assumée devienne beauté pure, et c’est loin d’être le cas. Quant à l’image, elle explose les frontières de la « dialectique Dehlholm » : le regard du spectateur est pris dans une triangulaire effarée (on concèdera ici la concentration intense requise), ne sachant plus quoi regarder, du personnage en scène, de son interprète de côté, du surtitrage en hauteur… Et comme la marionnette en question est loin d’égaler en expressivité et subtilité du geste le splendide précédent signé Minghella (ENO 2005, production reprise ensuite au Met et disponible en DVD, où le bunraku est autrement fondu dans la poésie puccinienne), c’est bien plutôt l’interprète qui donne de l’ampleur à l’émotion de sa jumelle et non l’inverse…
Pour deux idées joliment agencées (l’entracte creusant une ellipse temporelle dans l’air « Un bel dì vedremmo » prolongé à l’infini, et les Cerisiers comme animés d’une vie panthéiste, forêt quelque peu miyazakienne), combien de ratages affligeants, amenant même le public à pouffer : une soudaine pluie d’objets informes tombant avec un lourd bruit de caoutchouc, que le cerveau plus que le regard identifie après de longs instants de perplexité à des rouges-gorges morts ; des costumes de papier constructivistes qui se voudraient un écho d’origami et créent plutôt un effet de dandinement ridicule ; jusqu’à ce fils de Cio-Cio San et Pinkerton, gros poupon de plastique puis géant de baudruche dont l’érection finale, laborieuse et tout simplement laide, mue l’écrasant tragique qu’elle voudrait symboliser en gag involontaire.
On croit sentir, en fosse, Roberto Rizzi-Brignoli plus soucieux de prudence que de liberté ou de flamboyance dramatique. La multiplicité des écrans (le chœur en coulisse, Cio-Cio San chantant parfois de dos), l’éloignement des interprètes dans les ensembles, l’étalement même de l’orchestre dans la longue fosse ouverte du Palais de la Monnaie, tout ceci mène à une direction sûre mais un rien monochrome, plus efficace que véritablement créatrice. En scène, le Sharpless manchot d’Aris Argiris manque parfois de soutien ; n’est-il pas gêné par cette contrainte physique (bras cassé déguisé ? volonté du metteur en scène ?) qui fait fi du corps du chanteur ? Marcelo Puente est un Pinkerton honnête, aisé et souple, malgré un vibrato de plus en plus serré au fur et à mesure de la soirée, mais ne sait guère à qui chanter ses beaux airs. Goro (Riccardo Botta), le Bonze (Mikhail Kolelishvili) et Yamadori (Aldo Heo) sont de bonnes surprises, tandis que Ning Liang (Suzuki), au chant bien tenu, peine à déployer son personnage – mais comment le pourrait-elle, privée du retour physique, charnel et vocal, et plus encore du regard, de la présence humaine, de sa Cio-Cio San ?!
Une Cio-Cio San absente, exilée, contrainte elle aussi (ô ce tabouret minimaliste semblant droit sorti d’Ikea et sur lequel l’interprète, assise, se penche dans tous les sens pour essayer tant bien que mal de vivre son chant dans son corps…), à laquelle on vole même sa mort, mais dont Alexia Voulgaridou relève le défi avec panache. Non qu’elle paraisse d’emblée à l’aise : ses premières phrases semblent lutter contre un grain gênant caché au fond du timbre. Mais ensuite, peu à peu et jusqu’au bout, quel investissement dans le phrasé puccinien, dans les moindres espaces du territoire minuscule auquel la mise en scène la réserve : sa façon de varier la fin d’« Un bel dì vedremmo », avant et après l’entracte, de convoquer toute sa voix ou au contraire un spectre perdu, de charger les mots d’une idée sans que jamais cela ne ressemble à ce que l’on connaît du rôle et de son interprétation générique ! C’est vers elle que vont nos regards, c’est d’elle que viennent les quelques frissons de la soirée, comme si tout Butterfly se retrouvait contenu dans son petit proscenium – aux dépens de ceux qui, sur le plateau, cherchent à exister au milieu d’une scénographie (et d’une direction d’acteurs !) qui les ignore. Victoire de la chair sur le bois, de l’interprète sur le concept, de la musique non sur l’image mais sur sa dissection de papier. Mais victoire à la Pyrrhus, où Butterfly finit en effet épinglée dans un cadre.
C.C.
A lire : Madame Butterfly, L’Avant-Scène Opéra n° 56.
Marcelo Puente (Pinkerton), Marta Beretta (Kate Pinkerton) et Alexia Voulgaridou (Cio-Cio San). Photos : Baus.