Nul n’étant prophète dans son pays, la France ne verra pas (du moins cette année) la mise en scène d’Ivan A. Alexandre dont se parait cette nouvelle production d’Armide au Staatsoper de Vienne, au tout début de ce mois – Bordeaux (le 6) et Paris (le 8) n’ayant droit qu’à la version de concert. Qu’à cela ne tienne : à la Philharmonie, on adopte une discrète mais efficace mise en espace qui, si elle n’est pas toujours propice aux voix (l’acoustique de la salle, très favorable à l’orchestre, n’étant d’ailleurs guère adaptée au lyrique), éclaire intelligemment le propos de la tragédie lyrique.
Dont il faut d’abord dire un mot : seconde partition écrite directement en français et quatrième ouvrage confié à notre pays par un Chevalier Gluck au faîte de sa gloire, Armide (1777) reste l’une de ses œuvres les plus passionnantes parce que des plus paradoxales. D’une part, elle recycle un livret vieux de près d’un siècle (écrit par Quinault pour Lully), autant dire une antiquité ; d’autre part, elle fonde un style d’écriture quasi continue, kaléidoscopique, qui évacue presque complètement le récitatif, fondement de l’art lyrique (en ce sens, Armide, c’est l’anti-Alceste). D’un côté, Gluck s’attaque au bastion de l’art français, poussant la provocation jusqu’à se mesurer à l’ouvrage le plus célèbre de l’idole – Lully ; d’autre part, il recycle dans son opéra en forme de puzzle un nombre invraisemblable de morceaux empruntés à ses partitions antérieures (Paride ed Elena, L’innocenza giustificata, Telemaco, Don Juan, etc.). Alors que la plupart des mélodies sur lesquelles se base l’arioso quasi permanent d’Armide préexistaient à la partition, à l’écoute, elles semblent toujours engendrées par le texte. Enfin, en véritable « musicien de l’avenir », Gluck pousse fort loin ici ses expérimentations harmoniques et orchestrales, annonçant davantage Schumann et Berlioz qu’il ne perpétue Haendel ou Rameau.
Ces qualités ont tenté assez tôt Marc Minkowski qui a débuté par Armide, en 1999, sa série d’enregistrements des tragédies de Gluck (ont suivi Iphigénie en Tauride et Orphée). En l’entendant aujourd’hui s’y attaquer à nouveau, on perçoit combien il nourrit son interprétation du répertoire ultérieur qu’il a ensuite exploré : bien qu’il soit étiqueté « baroqueux », c’est depuis Meyerbeer et Dietsch que Minkowski contemple aujourd’hui Armide. D’où ces emportements telluriques en fin d’acte (prodigieux finales du I et du V, notamment), les sonorités inouïes qu’il tire de son orchestre lors des monologues de l’héroïne, ces raucités et ces lividités dont il parsème les tableaux magiques. En revanche, sa lecture, plus instinctive qu’analytique, manque de transparence dans les dialogues (début de l’acte I, IVe acte), sa Chaconne ne progresse pas davantage que celle de 1999, ses divertissements sont sans mystère : trop d’orchestre (quarante-quatre musiciens) tue l’orchestre.
Mais il a su s’entourer de voix charnelles qui épousent son point de vue. Sculpturale dans son fourreau rouge, Gaëlle Arquez, projection et diction tranchantes, tessiture assurée, domine de bout en bout l’harassant rôle-titre. L’acte III lui offre l’occasion d’explorer toute la palette de ses talents : « Ah, si la liberté me doit être ravie », ciselé, précis, raffiné, précède une invocation à la Haine puissante, viscérale, avant que l’arioso final ne laisse s’exprimer la femme brisée. De cette chanteuse qui a jusqu’ici parfaitement su doser prises de risque et choix esthétiques, on attend juste, désormais, qu’elle se livre peut-être un peu plus à Mozart et au répertoire italien afin d’arrondir, d’adoucir le métal de sa voix.
Depuis que nous l’avons entendue, celle de Stanislas de Barbeyrac (Renaud) s’est élargie, étoffée ; le médium est chaud, dense ; l’aigu, toujours facile, lui évite le recours à la voix mixte, qui serait pourtant parfois bienvenu pour alléger la texture (il faut attendre l’acte V pour qu’il se risque à quelques piani encore incertains). Attaqué avec sûreté, le divin et redoutable « Plus j’observe ces lieux » est phrasé avec largeur et naturel, à l’exception de quelques notes graves effleurées – on le préfère à un Workman trop raide (version Minkowski, Archiv) mais il lui manque encore la poésie d’un Rolfe-Johnson (version Hickox, EMI). Côté rôles secondaires, applaudissons les parfaits paladins campés par Thomas Dolié (Aronte/Ubalde) et Enguerrand de Hys (Artémidore/le Chevalier Danois), ainsi que l’émouvante Phénice d’Harmonie Deschamps. Olivia Doray (Sidonie, Lucinde) apparaît moins assurée, tandis que la Haine percutante d’Aurélia Legay souffre de n’être point une vraie mezzo et que l’Hidraot hâbleur de Florian Sempey nous gêne toujours autant par son émission un peu éructante, souvent couverte « dans les joues » comme celle de son prédécesseur dans ce rôle, Laurent Naouri (Archiv).
Accueil triomphal pour ce concert dont l’irrésistible expressivité balaie in fine toute réserve…
O.R.