Rachel Harnisch (Emilia Marty).
A coup sûr, s'il avait vécu pour connaître le cinéma sonore, Janacek eût été un remarquable musicien de film. C'est ce que semble suggérer Kornel Mondruczo dans cette production très cinématographique de L'Affaire Makropoulos dont il fait une sorte de thriller psychologique inscrit dans un univers droit sorti des grandes séries télévisées à la mode. Le metteur en scène et réalisateur hongrois utilise ainsi le prélude et les intermèdes orchestraux pour évoquer, à travers les images d'une route déroulante, la fuite en avant d'Emilia Marty ou plutôt sa course à la mort, la faisant apparaître dès son entrée en scène en tenue de moto, un casque intégral cachant son visage. Seule la scène finale, avec ses meubles en état d'apesanteur et l'héroïne sur le plateau nu plongé dans la pénombre, semble revenir vers le théâtre pur. Le fantastique ici a pratiquement disparu, n'était l'apparition dans des éclats de lumière stroboscopique du Comte Hauk-Sendorf, très joliment caractérisé par le vétéran Guy de Mey ; mais le climat d'étrangeté de cette histoire est très habilement suggéré, notamment par l'apparition au prologue de six motards casqués à la recherche d'un papier compromettant dans les dossiers du Notaire, ou par ce grand réfrigérteur à la lumière glauque où Emilia Marty va chercher les substances qui la maintiennent en vie. Dans cette vision, l'héroïne semble une sorte de Lulu vieillissante, périodiquement saisie de malaises et de convulsions et qui les soigne à grand coups de drogues diverses. Au troisième acte pourtant, le caractère monstrueux du personnage se fait jour quand, dépourvue de perruque et de vêtements, elle nous est montrée telle une poupée de celluloïd rafistolée et prête à se briser. L'efficacité dramatique du scénario est encore renforcée par l'absence d'entracte et la concentration des trois actes en deux tableaux : l'étude du Dr Kolenaty – qui aurait plutôt l'air d'un tribunal américain – et l'appartement de l'héroïne où va se jouer le dénouement.
Dans le rôle-titre, il manque peut-être à Rachel Harnisch un rien de variété pour évoquer tout à fait les nombreuses facettes du personnage ; lui fait aussi défaut l'âpreté des grands sopranos dramatiques à la Anja Silja pour suggérer le cynisme de Marty – mais elle le compense largement par une belle voix lyrique et onctueuse qui fait merveille dans sa confession finale. Autour d'elle la distribution se révèle d'un excellent niveau et d'une parfaite homogénéité, jusqu'au plus petit rôle. Chaque ténor possède son propre registre et sa couleur. On retient particulièrement la belle voix lyrique de l'Albert de Michael Laurenz, malgré un ou deux suraigus un peu tendus, et l'excellente composition de Sam Furness dans le rôle du clerc éméché au premier acte. Très prometteuse la mezzo américaine Raehann Bryce-Davis dans le rôle épisodique de Kristina ; excellentes les deux basses, Michael Kraus qui compose un Prus glacial et le splendide baryton-basse de Karoly Szemerédy en Dr Kolenaty. Mais l'autre acteur principal, c'est évidemment l'orchestre, véritable narrateur coloré, expressif et disert dont le chef Tomas Netopil, au geste large, maîtrise et exalte le discours tantôt allusif, tantôt puissant et dévastateur comme un torrent en crue.
A.C.
Lire notre édition de L’Affaire Makropoulos : L’Avant-Scène Opéra n° 188.
Photos : Annemie Augustijns.