Daniel Harding à la tête de l'Orchestre de Paris. Photo : Frédéric Desaphi.
Et de neuf ! Avec ce concert inaugural où il prend la relève de Paavo Järvi, Daniel Harding devient le successeur de Charles Munch, Serge Baudo, Herbert von Karajan, Georg Solti, Daniel Barenboim, Semyon Bychkov, Christoph von Dohnanyi et Christoph Eschenbach, et prend ainsi le rang de neuvième directeur musical de l’Orchestre de Paris à la veille du cinquantenaire de la formation, qu’on célèbrera en 2017. Il la reprend assurément en meilleur état que ne l’avait trouvée son prédécesseur et, comme pour ce dernier qui avait alors choisi le Kullervo de Sibelius, son concert inaugural est emblématique de son programme annoncé. Plutôt que de s’attaquer à la Fantastique ou à quelque autre monument du répertoire traditionnel de l’orchestre, ou de se mesurer à Beethoven (Rattle vient de le faire triompher à la Philharmonie de Paris voici quelques mois avec Berlin), Bruckner (Barenboim a fait de même, dans la même salle, avec sa Staatskapelle, début septembre) ou Mahler – désormais si partagé –, Daniel Harding fait le choix de la rareté, qui sera l’un des fils conducteurs de sa première saison. On n’a pas si souvent entendu les Scènes du Faust de Goethe de Schumann à Paris et c’est ce qui fait l’intérêt premier de cette soirée (la seconde, en fait), même si l’Orchestre de Paris les avait jouées voici dix ans déjà sous la baguette d’Eschenbach avec Matthias Goerne en Faust.
Partition protéiforme à mi-chemin du courant musical romantique, entre le flamboyant, l’échevelé d’un Berlioz et l’embourgeoisé d’un Gounod, ces Scènes de Faust sont un aboutissement pour leur auteur qui n’en verra pas la création complète, comme pour ce premier romantisme encore frais et fasciné de lui-même et que Wagner dévoiera. Créées – pour ce qui est de la seule troisième partie, achevée avant les deux autres – en 1849 pour le centenaire de la naissance de Goethe, elles exposent, à l’inverse de la majorité des ouvrages basés sur l’œuvre la plus représentative de la littérature allemande, un romantisme de l’intellect, quasi métaphysique, celui du Faust II, autrement vertigineux que celui de l’idylle entre Faust et Marguerite, surreprésentée dans ses illustrations musicales du XIXe siècle jusqu’à ce que Mahler, avec sa Huitième symphonie (puis Busoni avec son Doktor Faust), revienne aux fondamentaux de l’œuvre goethéen ou de ses antécédents.
Avantage de la partition de Schumann, qui plus est : elle est parfaite pour montrer une équipe au complet – un orchestre d’ampleur réelle, sollicité en permanence jusqu’à l’effort, des chœurs impérativement superbes et une batterie de solistes forcément de premier plan. C’est ce qu’offrait effectivement cette exécution de haut niveau qui n’aura manqué que d’une seule dimension pour atteindre à la pure magie, celle de l’émotion et de l’humanité qu’on connaît à l’œuvre depuis la fascinante et référentielle version discographique de Benjamin Britten, vieille de 45 ans déjà mais insurpassée. On sait, du reste, que Harding n’est pas une baguette caractérisée par la tendresse et le cantabile. Ainsi, son Ouverture très articulée est rugueuse, emportée, violente même, laissant de côté le charme séducteur de la cantilène schumannienne qu’expose si bien Britten. Il faudra, pour atteindre à l’émotion, attendre paradoxalement la Transfiguration de Faust, car rien dans les trois scènes avec Marguerite ou dans celles menant à la mort du héros ne touchera le cœur. On admire un orchestre engagé, tendu, actif, des chœurs somptueux, impérieux même, pourvus désormais d’un chœur d’enfants parfait pour les Lémures de Méphistophélès ou les élans de la Transfiguration, un sens de l’ensemble cohérent pour tous et que le chef sait mener jusqu’à l’explosion ou la retenue totale. A l’évidence, la construction de la troisième partie lui conviendra mieux que l’hétérogénéité des deux précédentes, moins mentales, plus naturalistes, où la respiration, l’aérien, la hauteur de vue sont moins impératifs face à certaine théâtralité de l’existence normale, heureusement non dépourvue de cette poésie irradiante qu’a su y déverser Schumann à chaque mesure.
Le triomphe de la soirée va surtout à la distribution, magnifique. Deux basses, Tareq Nazmi et Franz-Josef Selig surtout, noir, profond et subtil, narquois même – magnifique, en fait. Un ténor, Andrew Staples, qui a l’étrangeté du timbre, le mystère mais aussi le sourire pour Ariel et, plus tard, la joie parfaite du Pater Estaticus. Des voix féminines dont l’ensemble se plie aux mariages vocaux de Besoin, Faute, Souci et Misère ou aux litanies des Pénitentes avec une évidente entente de timbres, tout en offrant des individualités de premier plan : fort belle Gretchen de Hanna-Elisabeth Müller qui a la voix intègre, assurée, l’aigu percutant, sinon le timbre magique des blondes héroïnes romantiques ; superbe Mari Eriksmoen, Souci insidieux mais surtout Magna Peccatrix envoûtante ; parfaite Bernarda Fink, comme toujours… Mais la soirée est celle de Christian Gerhaher dont le Faust tout imprégné de celui de Fischer-Dieskau, modèle incontournable dont il est si difficile de se distinguer, le dépasse pourtant en refusant le maniérisme que peut appeler la multiplicité des affects du personnage. Ce n’est là question ni d’autorité, ni de plénitude, ni de compréhension, ici majuscules, car ce Faust est bien somptueux de chant, d’éloquence, d’incarnation. Mais s’il est aussi et surtout penseur, il impose son humanité par une économie du verbe, une intériorisation du sens, une malléabilité qui fascine plus encore que chez son illustre prédécesseur et fait de ses monologues les sommets de l’œuvre face aux montagnes chorales pourtant si incandescentes. Expression retenue qui, à travers le Docteur Marianus, trouve enfin les paysages et les couleurs d’une géographie de l’âme intimiste et philosophique – jusqu’à évoquer l’esprit des Passions de Bach –, d’une intériorité telle que le chef et l’orchestre, comme subjugués, se plient à cette leçon et y laissent enfin surgir l’émotion tant attendue.
Pour cette osmose, on gardera longtemps le souvenir cette introduction à un nouveau règne, dont on attend qu’il bouleverse ainsi les habitudes d’une institution quasi-cinquantenaire. A vérifier très vite avec Mahler et George Benjamin.
P.F.
Voir notre dossier consacré aux Scènes du Faust de Goethe dans L’Avant-Scène Opéra n° 22 (Berlioz, La Damnation de Faust).