Così fan tutte, c’est un peu la tirade du Nez selon Cyrano. On peut l’imaginer « agressif…, amical…, gracieux…, truculent…, tendre…, cavalier…, emphatique…, dramatique…, lyrique…, naïf…, respectueux…, campagnard… » Sachant que toutes ces qualités, même contradictoires, sont contenues tour à tour dans les mots de Da Ponte et la musique de Mozart. Mais colonialiste, raciste ? Devant la proposition de Christophe Honoré, qui signe la nouvelle mise en scène de l’opéra au Festival d’Aix-en-Provence, on s’avoue perplexe d’abord, rétif ensuite, revêche enfin.
Une scène de viol (ce ne sera pas la dernière…) a beau, pendant l’ouverture, « donner le ton » (et le programme de salle, l’expliciter un peu…) : Erythrée, fin des années trente ; les « négresses » sont la chair à jouissance des soldats italiens en garnison (parmi eux, Guglielmo et Ferrando, le premier plus carnassier que le second), tandis que les « boys » forment la domesticité assujettie des colons en place (Dorabella et Fiordiligi, fans du Pape et du Duce au point d’afficher leurs portraits sur les murs de la ville). Rien de cela n’est opérationnel par la suite, et Honoré se coltine les enjeux de Così tels qu’ils pourraient se poser à Naples en 1790, à Sétif en 1945 ou à Coney Island en 2016 : trahir et/ou révéler la vérité des sentiments. Les solutions entrent souvent au forceps dans la vision de départ, notamment le travestissement des amants remplacé par un grimage « blackface » pour mieux appuyer la lecture raciale… alors que de tous les arguments soulevés par Dorabella et Fiordiligi dans le livret pour résister aux « Albanais », pas une seule fois leur apparence physique n’est avancée. Au contraire : leur bobine à moustache y est jugée « intéressante »… Nonobstant une direction d’acteurs très précise et efficace (tous les chanteurs jouent le jeu à plein), beaucoup de propositions tombent à plat (étrange, de la part des demoiselles, de craindre le qu’en dira-t-on, quand on est venue draguer son amant jusque dans la caserne). Guglielmo en affreux jojo et Dorabella en pimbêche avide de sexe font peine à voir quand il s’agit d’habiter les affects que leur offrent Mozart et Da Ponte. Quel dommage d’ailleurs, car cette même direction d’acteurs dessine un couple Fiordiligi/Ferrando autrement tragique et touchant. Les grands Così sont légers et amers, ensoleillés et ombrageux, joyeux et tristes. Celui de Christophe Honoré est unilatéralement sordide. Comme dirait Cyrano, « c’est un peu court, jeune homme ».
La réalisation musicale vient heureusement éclairer le tableau – dans les limites d’une distribution aux atours parfois un peu courts, eux aussi. En fosse, Louis Langrée déploie des trésors de poésie du geste, d’allant et de finesse, à la tête d’un Freiburger Barockorchester vif et racé. Tempi alertes, continuo en panache, sonorités boisées, c’est une lecture appariée au format du plateau vocal. Rod Gilfry sait jouer d’un timbre un peu usé voire instable pour un Alfonso sous quinine, veule et aigre ; Sandrine Piau est une Despina multi-facettes, projection inégale toutefois mais interpolations brillantes et chant déluré où la comédienne s’amuse visiblement ; il faut passer sur le Guglielmo scénique voulu par Honoré, bousculé et violent, pour apprécier la maîtrise de Nahuel di Pierro et sa tessiture profonde ; alors que Joel Prieto délivre un Ferrando soigné mais sans grâce absolue ; Kate Lindsay, Dorabella généreuse de théâtre jusqu’au-boutiste, associe projection efficace mais émission engorgée ; enfin, malgré un timbre fort léger, Lenneke Ruiten parvient à dessiner les contours d’une digne Fiordiligi. Belle présence du Chœur de l’Opéra du Cap, à l’ensemble harmonieux. Poésie, allant, finesse, vivacité, panache, brillant, etc. : « Bien des choses en somme… » que la partition de Così ajoutait, en ce soir de juillet, à son déroulé scénique. Pour ne pas nous laisser trop seuls avec notre déception.
C.C.
Notre édition de Così fan tutte : L’Avant-Scène Opéra n° 292 (mai 2016).
Nahuel di Pierro (Guglielmo), Lenneke Ruiten (Fiordiligi), Rod Gilfry (Alfonso), Kate Lindsay (Dorabella) et Joel Prieto (Ferrando). Photos : Pascal Victor / ArtComArt.