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Stephen Milling (Filippo II).


50 nuances de gris ? Magnifique, au lever de rideau, le décor unique de Radu Boruzescu, long tunnel parallélépipédique qui fuit vers le fond de scène et semble fait de noir et de lumière. Pierre Soulages aurait pu en signer la matière, à son époque d’avant l’outre-noir. Las, à trop l’éclairer, on aura finalement pour tout écrin des amours et des enjeux politiques du Don Carlo de Verdi qu’un jeu de gris, somptueux, certes, mais vite monotone, la donne esthétique ne suffisant pas, avec le seul jeu répétitif de panneaux ouvrants, à créer la dramaturgie scénique contrastée qu’appelle le caractère de Grand Opéra de l’œuvre : les mêmes espaces pour le cloître de St-Just ou ses extérieurs, les jardins de la reine, la façade de la cathédrale de Valladolid, le cabinet du Roi, la prison… tout cela paraîtra vite bien uniforme. On sait pourtant qu’avec rien, Robert Carsen et ses décorateurs savent parfois évoquer la multiplicité des lieux (La Bohème, Katia Kabanova, De la maison des morts) dans un décor unique. Ce ne sera pas le cas ici. C’est, au delà de l’économie, volonté, bien sûr, puisqu’il s’agit d’exposer l’uniformité d’un monde orwellien où triomphent la seule Église catholique et son Inquisition.

Tout ici sera religion, prêtrise, ordres : le roi sera bientôt couronné d’une fausse tiare papale ; les députés flamands auront la collerette blanche de pasteurs protestants ; le peuple, à l’autodafé – de livres, de sinistre mémoire, mais de bien peu d’impact –, femmes et hommes confondus, portera la soutane, comme les gardes royaux, les chevaliers, quand ce ne sera pas la mitre… Et le Grand Inquisiteur – portant, lui, lunettes, et point aveugle – sera le maître d’un jeu de dupes qui fera du fils, puis aussitôt du père, sa victime, pour imposer le règne définitif de Dieu sous l’image d’un Charles-Quint ressuscité en… Posa ! Pas mort en fait, le traître, la scène de la prison n’étant qu’un leurre monté en commun par l’Inquisiteur et l’intellectuel dont le cadavre se sera finalement relevé pour donner la main à son complice. Trahison qu’on aurait peut-être appréciée (Schiller et Verdi ont pris tout autant de libertés avec l’Histoire) si cela donnait à l’œuvre une dimension nouvelle qui s’impose, percutante, comme une évidence. Il n’en est rien, hélas, tant le coup de théâtre tombe trop tard, après quatre actes déjà fort ennuyeux, et semble si contourné, si contraire à ce que disent clairement le texte et plus encore la musique. Assurément, Ian Burton, le dramaturge de Carsen, a un peu trop oublié l’immédiateté des sentiments et des personnages que convoque la partition. Ajoutons une direction d’acteurs aussi monochromatique de jeu que le décor, sacrifiée à la simple lisibilité, et qui va en rester au-dessus des choses et des êtres, et non creuser la psychologie : le prince est débraillé, la reine est coincée, le roi est engoncé dans les surplis somptueux d’une dignité détournée en religion. Et les costumes, voulus intemporels mais signifiants, sont noirs, et tout simplement laids par leur informité (comment a-t-on pu affubler Elza van der Heever d’une robe aussi peu seyante à son physique et d’une chevelure façon préraphaélite qui va si mal à son visage ?). Certes, cette ascèse visuelle entend sans doute laisser la place à la partition la plus foisonnante de Verdi. Mais ce qu’on donne à voir n’est pas racheté par ce qu’on donne à entendre.

Le tapis sonore reste bien insuffisant. Malgré les efforts de Daniele Callegari, l’orchestre – c’est le Philharmonique de Strasbourg, et non de Mulhouse – reste pauvre de sons, peu cohérent d’ensemble, bien incapable de précision dans les attaques. Le nerf de la direction, mais aussi parfois ses trop vraies langueurs, font que la battue sert avant tout à aider les chanteurs et non à construire la fresque flamboyante que l’on espère, et que le chœur ne peut qu’aider à créer. C’est qu’il aurait fallu une équipe vocale incontestable, au niveau de la voix céleste radieuse de Francesca Sorteni. Mais un rôle minuscule bien choisi ne fait pas une grande distribution. Et elle est ici bien inégale. Ainsi le Philippe II de Stephen Milling, voix profonde, noire, certes, mais timbre dans le masque, diction pâteuse, projection du mot sans impact, justesse de plus en plus approximative au fur et à mesure de sa longue prestation, et jeu bien monolithique, sera une vraie déception, en particulier pour sa grande scène d’introspection. On attendait plus de la réputation du Carlo d’Andrea Carè : la voix est sans réelle séduction, elle trouvera même en se chauffant à pallier une partie seulement de son côté ingrat, entre moments de lumière et gestion laborieuse d’une technique trop fruste pour le legato et l’éclat de la cantilène verdienne, mais pas à animer un personnage gauche et sans charisme, laissé sans vertige théâtral bien que Carsen ait voulu en faire, avec l’image initiale, le double d’un Hamlet faisant face au crâne d’un Yorick espagnol, memento mori qui deviendra aussi leitmotiv visuel, mais sans grande portée. L’Eboli jeune et belle d’Elena Zhidkova est autrement théâtrale, elle, c’est même la seule à avoir sur ce plan une présence naturelle, mais il faut alors faire avec une voix qui paraît ici sans projection, là d’un timbre aigre et décharné qui est le contraire de l’opulence attendue dans le rôle. La Chanson du voile met en valeur la lourdeur de sa pyrotechnie, « O don fatale » son manque de vrais moyens. Le Posa de Tassis Christoyannis est, lui, au moins généreux de son, et parfaitement dans la ligne du chant verdien, même si en se cantonnant trop souvent dans le forte il en devient avare de nuances. Mais au moins tient-il son rang, comme l’Inquisiteur ravageur d’Ante Jerkunica, tout en puissance, que seul un aigu un peu court semble limiter un rien. Enfin, d’abord trop retenue de chant comme de jeu dans cette cour qui lui ôte toute vie personnelle, Elza van den Heever tarde à imposer son Elisabeth, même si elle domine sans peine le premier duo avec son beau-fils, tout en restant avare elle aussi des infinies nuances et délicatesses du rôle. Mais ce sera pour offrir un dernier acte magnifique, où l’instrument vocal s’imposera en splendeur. Entre notes filées d’un éther délicat et explosions d’une puissance quasi tellurique, un grand soprano verdien s’impose enfin, malgré le carcan de la mise en scène qui se refuse à lui laisser la liberté de jeu et d’élan qu’on lui connaît aussi. Mais on ne chante pas un opéra seule. Gageons qu’autrement entourée, elle aurait été déchirante.

Bref, ce Don Carlo en version de Milan, réduit à l’épure, détourné et sans la magie globale qu’on en peut attendre, restera le témoin d’une ambition portée trop haut pour l’OnR qui, en d’autres circonstances, a su pourtant s’imposer à un niveau autrement convaincant.

P.F.

Notre édition de Don Carlos : L’Avant-Scène Opéra n° 244.


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Andrea Carè (Carlo) et Tassis Christoyannis (Posa). Photos : Klara Beck.