Bo Skovhus (Lear) et Annette Dasch (Cordelia).
Le King Lear de Shakespeare est un sujet… royal pour un opéra. Encore faut-il oser l’affronter. Il y a les compositeurs définitivement inhibés, ceux qui n’ont pu qu’essayer, et ceux – club on ne peut plus fermé – qui y sont vraiment parvenus. Parmi ceux-là, Aribert Reimann se distingue par la puissance dramaturgique et la force expressive de sa composition. Avec son livret, Claus Henneberg réussit à élaguer sans évider et traduire sans trahir. C’est un monarque à la faculté de juger déjà bien élimée qui exhorte ses trois filles à lui dire leur amour, à l’aune duquel il évaluera la part du royaume qui leur sera léguée. Cordelia, qui refuse cette mascarade hypocrite, est déshéritée et reniée. Cet acte marque le début d’une déchéance rapide et pose les bases d’une tragédie.
Calixto Bieito, qui n’y est pas toujours allé avec le dos de la cuiller, opte ici pour une mise en scène sobre, presque minimale, tirant d’une frontalité appuyée son efficacité et son caractère intimiste. Le décor (Rebecca Ringst), très épuré lui aussi, consiste principalement en des planches montées sur roulettes et tenues par des filins, et qui, d’abord mur, deviennent forêt (bel éclairage oblique de fond de scène) et falaises pendant l’errance hébétée de Lear, pour terminer au sol, baignées d’une lumière crue alors qu’elles verront s’accumuler les cadavres. Si la nudité sur scène, présente mais pas tapageuse, peut rappeler la résistance de Pina Bausch à l’idéalisation du corps, la vidéo projetée sur grand écran en fond de scène à partir de l’entracte évoque quant à elle – est-ce le noir et blanc ou le gros plan sur un mouton paissant ? – le surréalisme de Buñuel.
On sentait le baryton Bo Skovhus vocalement tendu dans le DVD de la récente production de Hambourg (2014, Arthaus). Il retrouve à Paris une puissance et une souplesse qui servent pleinement son époustouflante prestation scénique. Il fait oublier son physique vigoureux, potentiel handicap dans ce contexte dramaturgique, en incarnant dans ses traits de visage et ses attitudes corporelles les stades progressifs d’une descente aux enfers psychiques. La soprano Ricarda Merbeth incarne avec une visible délectation une Goneril aussi hystérique que vénéneuse, et Erika Sunnergårdh n’est pas en reste avec une Regan presque aussi haïssable mais plutôt manipulée. Annette Dasch illumine une Cordelia aimante et dévouée à son père jusqu’à son dernier soupir ; son air « Mein lieber Vater », interprété avec une sobriété qui fait mouche, constitue l’une des deux culminations émotionnelles de l’ouvrage. Les rôles masculins sont servis de façon tout aussi luxueuse. Seul vrai soutien de Lear, Gloucester traverse maintes avanies sans se départir de l’humanité radiante qui émane de Lauri Vasar. Davantage encore que ce dernier, le contre-ténor Andrew Watts brillait déjà dans la production filmée à Hambourg, et on retrouve ici l’ambiguïté presque schizophrénique de son duo Edgar/Tom. Il est devenu une tradition de confier le rôle du Fou à un comédien dont l’éraillement vocal égale le charisme scénique. Ernst Alisch, qui n’en est pas à sa première collaboration avec Calixto Bieito, ne déroge pas à la règle. Pour sa contribution engagée à l’impact de cette musique parfois intimiste, souvent furieuse, mais jamais gratuite, l’Orchestre de l’Opéra national de Paris peut être copieusement loué, tout comme Fabio Luisi qui le cravache ou le cajole selon les besoins de l’instant. Les percussions judicieusement placées dans les loges latérales aèrent la fosse et élargissent naturellement la scène acoustique.
On n’avait pas vu le Lear de Reimann à Paris depuis 1982. Et qu’en avait-on d’ailleurs entendu, en français ? Le retour, dans une aussi production brillante qu’inspirée et diablement efficace, de cet opéra qui compte parmi les plus marquants de la seconde moitié du siècle précédent est assurément un événement que le compositeur, sur scène pour les saluts, semble goûter pleinement.
P.R.
A lire : notre édition de Lear, L’Avant-Scène Opéra n° 291.
Photos : Elisa Haberer.