C'est un livre d'images, entre conte initiatique et cauchemar de bande dessinée, que feuillette pour nous David Boesch dans cette production d'Idomeneo créée à Bâle en 2013 et reprise (et même révisée) à Anvers par Barbara Horakova Joly. Placée sous le signe de l'enfance, sa mise en scène est tout entière dominée par l'idée du sacrifice, suggérée dès la fin de l'acte I lors de la célébration du retour du roi où un garçonnet est noyé sous nos yeux dans un aquarium, en l'honneur de Neptune, tandis que le chœur célèbre les dons d'un calamar de papier géant descendu des cintres. Cette idée-force culmine dans la scène du temple à l'acte III où la rencontre du père et du fils se déroule au pied d'une gigantesque croix qui rappelle celles du cimetière miniature où Ilia entretient le souvenir de sa famille assassinée à Troie, scène que sa puissance émotionnelle désigne comme le moment clef de la production. Idamante et Ilia sont montrés comme de jeunes adolescents, victimes de l'histoire et pris dans les contradictions de leurs aînés, voués à périr ou à en triompher eux-mêmes en les sacrifiant à leur tour. La fin, qui voit le fils s'effondrer sur le corps de son père mort et Ilia se séparer de lui dans un mouvement de désespoir, dit assez que le règne de l'amour et de l'hymen annoncé par le chœur n'est pas encore advenu.
Empreintes d'une certaine naïveté, les images vidéo qui illustrent le récit ne manquent ni de beauté ni de poésie, telle l'évocation du monstre marin sur une voile mouvante pour la scène du naufrage et son retour pendant « Fuor del mar » ou à la fin du deuxième acte ; mais elles peuvent parfois devenir envahissantes et frôler le kitsch et la redondance, comme celle d'Elettra chantant son bonheur au milieu d'un envol de colombes. Si la mise en scène fourmille d'idées et fait habilement le lien entre mythologie grecque, hébraïque et chrétienne, elle suggère aussi quelques rapports avec l'actualité, avec ses migrants et leurs valises prêts à embarquer sur la « mer calmée » ; elle gagnerait parfois à un peu plus de sobriété, comme le prouve le dernier acte débarrassé de tout artefact vidéo et dont l'efficacité n'est pas moindre.
Les moyens de Roberto Saccà ne paraissent pas toujours idéalement adaptés aux exigences du rôle-titre, comme le montrent son grand air à vocalises de l'acte II tout en force et un chant en général assez peu nuancé. Mais l'interprète se révèle toujours très prenant, notamment dans de magnifiques récitatifs d'une grande expressivité. Il en va un peu de même de Renata Pokupic, dont la voix paraît terne et limitée aux deux bouts de la tessiture et qui peine à prendre son envol dans les airs mais donne le meilleur d'elle-même dans les ensembles. Le vibrato large de la voix au timbre ordinaire de Serena Farnocchia ne convient vraiment qu'aux fureurs d'Elettra, et c'est à Anna Quintans, Ilia à la voix ductile, au timbre épanoui et d'une grande fraîcheur, que revient la palme du beau chant. La soprano portugaise, attentive au moindre ornement, réussit le tour de force de dessiner son personnage sans aucune mièvrerie et déploie dans chacun de ses trois airs le sortilège d'une ligne de chant immaculée. Excellent Arbace d'Anton Rosistskiy, transformé par la mise en scène en une sorte de grand-père sénile et moins innocent qu'il n'y paraît, et à qui n'est concédé que son premier air.
Les tempi modérés choisis par Paul Mac Creesh n'empêchent pas de nombreux décalages avec le plateau et les chœurs pourtant remarquables de l'Opera Vlaanderen, imputables sûrement à un soir de première. Malgré une certaine lourdeur instrumentale, le chef réussit à porter les trois heures de la représentation sans que naisse jamais la moindre impression de longueur, et à soutenir sans faille ce spectacle dense – peut-être un peu trop uniformément noir.
A.C.
Notre édition d’Idoménée : L’Avant-Scène Opéra n° 89.
Roberto Saccà (Idomeneo). Photos : Annemie Augustijns.