Elisabet Strid (Nyssia), Dmitry Golovnin (le Roi) et Gidon Saks (Gyges).
L'histoire du Roi Candaule serait-elle la fable à peine travestie de l'impuissance et de la stérilité ? Au mythe originel – celui de l'homme qui ne peut jouir de son bonheur qu'en l'exposant aux yeux de tous et qui ainsi le perd – repris par Gide dans sa pièce, source de l'opéra de Zemlinsky, le metteur en scène Andrij Zholdak superpose l'histoire d'un couple de grands bourgeois hanté par l'absence d'enfants, errant dans le décor en coupe d'un appartement high-tech, et dont l'union se décompose au fil des scènes tandis que des rats gigantesques l'envahissent. Il ne nous raconte qu'à la marge celle du livret originel, et dans une temporalité systématiquement décalée : Gyges le pêcheur tue sa femme avant le moment prévu et ce sera la reine Nyssia qui, en temps voulu, prendra sa place et ses bottes, pour un simulacre de meurtre qui marque le début de leur relation interdite. Nombreux sont les éléments qui donnent à la pièce son climat de rêve halluciné, troué par les cris de terreur des protagonistes et parcouru par le meurtre réitéré des enfants « inexistants » mais qui hantent en permanence le plateau et la conscience du couple. Les hôtes du banquet sont purement et simplement parqués dans une antichambre au premier étage du décor, réduits à observer sur un écran l'action qui se passe en bas à la cuisine, la commentant à la manière d'un chœur antique. Ils seront ensuite « descendus » par les enfants quand ils seront devenus inutiles. Les rôles ici sont inversés et c'est bien sûr Candaule, livrant la beauté de sa femme au regard de Gyges, qui devient le voyeur. La pièce se termine comme prévu sur l'assassinat du Roi – mais par sa femme Nyssia –, suivi de celui de Gyges qui s'est refusé à tuer Candaule. La reine se venge ainsi d'avoir été livrée à un inconnu, mais elle paraît dès le début de la pièce dominée par l'attraction qu'exerce sur elle l'homme physique au détriment de son mari, l'intellectuel tourmenté. Cette transposition brutale, un peu énigmatique et pourtant très parlante à défaut d'être explicite, n'a pas eu l'heur de plaire à tout le public et la salle déjà clairsemée s'est sensiblement vidée après le premier acte, ce qui n'a pas empêché quelques huées isolées au final. Il est vrai que cette approche d'une grande densité, surchargée de détails signifiants et de seconds plans – comme ces domestiques qui traversent en permanence l'action –, parasite souvent la perception sans aider à comprendre l'intrigue ; mais, d'évidence, le propos du metteur en scène n'était pas dans ce registre.
Le trio des protagonistes impressionne par sa maîtrise vocale et son engagement scénique, avec une mention particulière pour le Gyges charismatique et surpuissant de Gidon Saks dont l'énorme voix de baryton-basse écrase quelque peu le Candaule superbement chanté de Dmitry Golovnin, dont le beau ténor lyrique peine parfois à s'imposer face à lui. La performance de la soprano suédoise Elisabet Strid en reine hystérique et égarée gagne en crédibilité au fil des scènes et égale en beauté vocale et en force l'incarnation de Gidon Saks. Excellents les huit convives et le cuisinier de Tijl Faveyts. Dmitri Jurowsky donne une lecture souvent proprement magique de la partition, dont les sonorités et les magnifiques intermèdes orchestraux ne sont pas sans évoquer le Strauss de Salomé et de La Femme sans ombre. Il en exalte le chatoiement et la puissance dramatique, à la tête de l'orchestre symphonique de l'Opera Vlaanderen, d'une parfaite homogénéité et d'une totale précision. Sa direction engagée et brillante apporte un soutien parfait au plateau vocal et répond à l'exigence de cette production certes dérangeante mais parfaitement en phase avec la complexité du dernier opéra d'un compositeur fasciné par l'échec amoureux et la souffrance névrotique.
A.C.
Zemlinsky dans L’Avant-Scène Opéra : Le Nain + Une tragédie florentine (n° 186).
Photos : Annemie Augustijns.