L’ire que provoqua chez Staline la création de Lady Macbeth de Mzensk est célèbre. Il faut dire que le livret conçu par Chostakovitch et Alexandre Preis d’après Nikolaï Leskov, offrant une tribune à l’adultère, au meurtre, et surtout la figure d’une femme émancipée, coïncidait mal avec l’édification du peuple telle que rêvée par Jdanov. Cette entreprise de critique sociale sur fond de tragédie domestique n’a aujourd’hui plus rien de choquant, et Dmitri Tcherniakov, bien que fidèle à son goût pour la réactualisation, a évité toute extravagance. En phase avec la dramaturgie très lisible d’un opéra où les neuf tableaux (quatre actes) balisent autant d’étapes d’un enchaînement logique de catastrophes et où le contour psychologique des personnages est très tranché, il resserre même le tableau final sur un huis-clos carcéral où Katerina est confrontée à sa rivale Sonietka. L’érotisme latent qui baigne tout l’opéra se transforme en actes sexuels assez explicites mais jamais trash – et parfois comiques, notamment lors d’une étreinte des deux amants suggérée par des clignotements spasmodiques de lumières vives.
Côté décor (signés par Tcherniakov lui-même), l’entreprise familiale des Izmaïlov ressemble, avec ses bureaux en open space et sa verrière, à une PMI standard. Enclave centrale, la chambre de Katerina, prison dorée, alcôve et épicentre du drame, se démarque de son environnement séculier par sa décoration dans le style russe traditionnel. La tenue vestimentaire de Katerina témoigne de sa déchéance sociale graduelle : robe traditionnelle, robe de soirée classique lors des noces avec l’ouvrier Sergueï, et enfin habits contemporains pour son incarcération. C’est avec un grand charisme que la soprano lituanienne Ausrine Stundyte endosse le rôle-titre, cumulant les atouts : une voix large et chaleureuse, particulièrement touchante dans l’air qui marque sa première rencontre avec l’ouvrier Sergueï (« Vous les hommes »), une présence scénique très ductile, voire chorégraphique, et une capacité remarquable à faire cohabiter dans son personnage noblesse hiératique et feu intérieur.
Boris, beau-père despotique, prend beaucoup de relief grâce à Vladimir Ognovenko qui incarne avec autant d’aisance son statut patriarcal envahissant que son penchant buffa, notamment dans sa valse endiablée sur un fauteuil de bureau à roulettes. Bien que tous deux ténors, Zinovyï, mari falot délaissant sa femme, et Sergueï, amant viril et entreprenant, ne pouvaient être mieux différenciés que par la voix très claire et contrôlée de Peter Hoare et celle, plus extravertie, de John Daszak, dont on mettra le registre aigu très appuyé et chargé d’un ample vibrato sur le compte d’une exagération volontaire. Les rôles secondaires sont tout aussi bien distribués : Aksiania l’employée de bureau (Clare Presland), le Pope (Gennady Bezzubenkov), Sonietka (Michaela Selinger) et le « balourd miteux » (Jeff Martin) impressionnent par leur prestance scénique dont la cohérence globale laisse deviner une méticuleuse direction d’acteurs.
Le « bruit » que dénonçait la Pravda est une musique très accessible malgré sa tendance polytonale et sa crudité – de la parodie de romance russe telle que celle chantée par Zinovyï prenant congé de son épouse, on peut s’étonner que le critique (Staline ?) ait pu la prendre au premier degré. L’orchestration fauviste d’un compositeur peu porté sur la fusion des timbres est mise en valeur par la limpidité et la plénitude de tous les pupitres de l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, au demeurant plus organique après l’entracte qu’avant. Brillant et homogène, le chœur contribue à l’opulence de l’ensemble. Peut-être parce qu’il bannit tout geste superflu, Kazushi Ono ne laisse jamais faiblir l’influx musical. Très cohérente et efficace, cette production ne peine pas à convaincre.
P.R.
Notre édition de Lady Macbeth de Mzensk : L’Avant-Scène Opéra n° 141 (avec Le Nez).
Photos : Jean-Pierre Maurin.