Ambrogio Maestri (Falstaff, ici en 2012).
Un air de famille
A deux pas de l’escalier d’entrée vers le parterre du Royal Opera House de Londres, un portrait en buste de sir Geraint Evans, célèbre baryton d’origine galloise, évoque son interprétation majeure, plébiscitée par le public du monde entier : celle de Falstaff, protagoniste de la commedia lirica de Giuseppe Verdi, sur cette scène et ailleurs. Mais c’est aussi le signe d’une prédilection de l’auditoire anglais pour cet inoubliable personnage : c’est à la demande de la reine Elizabeth Ire que, en 1597, Shakespeare accepta de donner une suite à son Henry IV avec The Merry Wives of Windor, seule comédie « citoyenne » à se dérouler à Londres et ses alentours ; et c’est encore au Pancione qu’on a fait recours, quatre siècle plus tard, pour la réouverture de la salle de Covent Garden, après d’importants travaux de réfections, en 1999. Tout mélomane averti connaît par cœur les passages les plus cocasses, tout comme l’atmosphère nostalgique qui règne dans le testament spirituel de Verdi ; mais c’est un vrai bonheur de partager la familiarité séculaire qui accueille la reprise de Falstaff sur la scène londonienne, où l’on perçoit presque un air de famille, une syntonie, une sympathie palpable envers les personnages et leurs péripéties.
Le bonheur, d’ailleurs, se multiplie quand on a la chance de revoir le magnifique spectacle signé par Robert Carsen – auteur des lumières en collaboration avec Peter Van Praet – ici fidèlement repris par Christophe Gayral, sur la base d’un projet dramaturgique conçu par Ian Burton et déjà évoqué dans ces colonnes lors de la création londonienne en 2012 (voir ici) puis de sa première reprise à La Scala, un an plus tard, pour les célébrations du bicentenaire verdien (voir ici). A l’aide d’un simple mais génial jeu d’anagramme, les décors de Paul Steinberg et les costumes de Brigitte Reiffenstuel plongent l’action, initialement prévue en 1590, dans les années 1950. Ce décalage permet de retrouver – et de faire exploser – le conflit entre catégories sociales différentes, sous-jacent au drame : car on y retrouve la grossièreté manifeste des nouveaux riches de la middle class, dont Ford est le représentant, mais en même temps le triste déclin des aristocrates, jadis admis à la cour (Falstaff a été page du duc de Norfolk) et maintenant obligés à toutes sortes d’escroqueries et subterfuges pour continuer à survivre. Mais tout ceci avec une légèreté et un british sense of humour insurpassables : dans la passion pour les parties de chasses comme dans les rendez-vous des joyeuses commères à l’heure du thé, mais surtout dans l’allusion – omniprésente – à la nourriture, consommée de façon boulimique sur des tables d’hôte qui, sous des formes diverses et variées, ne quittent jamais la scène. Mais puisque Carsen n’oublie jamais de conjuguer la finesse de la comédie avec la profondeur de sa poésie, les banquets cèdent souvent la place aux lits, lieux de rêves amoureux et de désirs inassouvis ; puis, à la fin, à la magie d’un ciel étoilé, sur lequel s’éclot l’auberge de la Jarretière : espaces habités et dominés par la haute figure de Falstaff avec Louis, son fidèle cheval, interlocuteur privilégié d’amères réflexion sur la vie pendant une dernière bouchée d’avoine.
Mais le plaisir n’est surtout pas boudé par la partie musicale, véritable mécanisme d’horlogerie dont Michael Schønwandt connaît tous les engrenages. Spécialiste du répertoire fin-de-siècle, le chef danois est ici parfaitement à son aise à la tête de l’orchestre maison et s’empresse de donner vie à tout un jeu de filigranes, de transparences cristallines d’où ressort la perfection des ensembles. Un long travail d’équipe met en lumière une comédie flamboyante, haute en couleur, sans relâche, mais surtout d’une humanité confondante : le grand monologue de Falstaff, au début du dernier acte, devient une confession à haute voix, la constatation amère de voir triompher un « mondo reo » et « rubaldo », mais aussi la certitude – ô combien réconfortante ! – qu’un bon verre de vin fera toujours l’affaire…
Passé, présent et futur se conjuguent ainsi dans une vision du monde optimiste, que cette production de Falstaff semble vouloir affirmer : car une toute jeune génération de chanteurs – élèves du Jette Parker Young Artists Programme – peut dignement figurer à côté d’autres interprètes plus reconnus. Parmi les premiers on citera le couple comique formé par le Pistola de Lukas Jakobski, avec le plus expérimenté Bardolfo d’Alasdair Elliott ; et les deux amoureux, la Nannetta svelte et élégante de Anna Devin, avec le Fenton – encore acerbe – de Luis Gomes. Si Meg Page est incarnée par la jeune et prometteuse Kai Rüütel, Quickly est l’abyssale, égocentrique Agnes Zwierko, tandis que Peter Hoare, ténor aigu apprécié dans le répertoire contemporain, défend l’honneur d’un Dr. Caius caricatural à souhait. Mr. and Mrs. Ford sont confiés à Roland Wood et Ainhoa Arteta, baryton à la graine onctueuse et homogène et soprano d’une belle limpidité de timbre.
Et puis il y a sir John. Le public londonien les a pratiquement tous connus : avec Evans, Tito Gobbi et Dietrich Fischer-Dieskau, Giuseppe Taddei et Peter Glossop, Renato Bruson et Leo Nucci, Bryn Terfel et Paolo Gavanelli ont marqué les riches heures de ce rôle. Ambrogio Maestri mérite de figurer dans cette liste : il valorise la moindre nuance, peaufine un personnage dont il est, aujourd’hui, un interprète majeur, transmet à la phrase verdienne une force percutante, impérieuse, idiomatique. Naturellement pourvu d’une pancia difficile à égaler, il possède la légèreté, l’insouciance, l’ironie contagieuse d’un feu follet virevoltant entre casseroles et linge sale avec la classe d’un lord et le naturel d’un jeune premier. Tout simplement immense, énorme, gigantesque : Falstaff, en un mot.
G.M.
A lire : notre édition de Falstaff, L’Avant-Scène Opéra n° 87-88 (éd. 2001)
Agnes Zwierko (Mrs Quickly), Ainhoa Arteta (Alice Ford), Kai Rüütel (Meg Page) et Anna Devin (Nannetta). Photos ROH / Catherine Ashmore.