Florian Sempey (Momus), Julie Fuchs (la Folie), Philippe Talbot (Platée), François Lis (Jupiter), Alexandre Duhamel (Cithéron).
Après seize ans de bons et loyaux services, quatre reprises et une diffusion en DVD (2002), la production de Platée cornaquée par Laurent Pelly et Marc Minkowski fait toujours les beaux soirs de l’Opéra de Paris…
Côté mise en scène, rien de très conceptuel ou vertigineusement « pensé » : si le rideau s’ouvre sur une réplique de la salle du Palais Garnier – qui, au fil des actes, se désagrégera jusqu’à devenir un spongieux marais –, ce procédé pirandellien ne sera guère exploité par la suite. Fi de la réflexion sur l’art, miroir du pouvoir (Platée fut composée en 1745 pour fêter les noces du fils de Louis XV avec une infante particulièrement moche), fi de la prospective sur la mise en abyme musicale (chacun des – sublimes – morceaux de l’opéra raillant un type de morceau propre à la tragédie lyrique) ! Pelly se contente presque exclusivement d’une suite de sketches insolents mettant en scène des batraciens verdâtres inspirés du Muppet Show et des divinités fringuées comme les animateurs télé des années quatre-vingt. Mais la direction d’acteurs (et de chœur), manifestement retravaillée pour coller à la personnalité des interprètes, est si fine, si réactive, met en valeur avec tant d’à propos chaque lazzi, théâtral ou musical, que, passée une Ouverture péniblement animée, on entre avec un plaisir de moins en moins déguisé dans cet univers régressif, jusqu’à s’attacher à chacun de ces fantoches, aussi pathétique soit-il.
L’apport de la chorégraphie, à laquelle a été laissée une large place, favorise l’adhésion du public, d’autant qu’en dépit de son style cartoonesque le travail de Laura Scozzi reste d’une stupéfiante virtuosité : bravo donc à la formidable troupe de danseurs, qui nous vaut notamment une Chaconne d’anthologie (représentant, en raccourci, les diverses étapes de la vie d’un couple, de la rencontre courtoise à la scène de ménage sanglante).
De même que la scénographie semble avoir été enrichie au fil du temps, la direction de Minkowski a notablement évolué (depuis son enregistrement audio de l’œuvre en… 1988 !) : dès l’Ouverture, la pâte orchestrale des Musiciens du Louvre-Grenoble en grande formation (ils sont une cinquantaine) frappe par sa densité et la largeur de sa palette dynamique. La reprise de cette même Ouverture, avec sa vertigineuse accélération, les grondements telluriques des contrebasses dans les Menuets en goût de vièle confirment le virage effectué en direction de l’« expression symphonique ». En contrepartie, Platée y perd sa dimension de divertissement parfois (presque) improvisé ; le trait s’épaissit, notamment dans les récitatifs (trop chantés, trop dirigés : premières scènes de l’acte I), les coups de théâtre et surprises formelles manquent de fraîcheur. Mais nous sommes à Garnier et non à l’Opéra-Comique : ici, il faut en faire toujours un peu trop pour que ce soit assez.
Parallèlement, la distribution, qui n’aligne pas moins de sept prises de rôle, va dans le sens du lyrisme, presque du bel canto (tout en préservant une diction impeccable chez tous les interprètes). Dans cette optique, on applaudit des deux mains au choix de Julie Fuchs, étincelante, transcendante Folie (pour ses débuts in loco), de Frédéric Antoun, Thespis radieux, méditerranéen, et de Julien Behr, percutant Mercure. Les clefs de fa (Alexandre Duhamel en Cithéron, le tonnant François Lis en Jupiter, Florian Sempey en Momus) ainsi que la Junon revêche d’Aurélia Legay font le show sans beaucoup marquer l’imagination, mais seule la Clarine enrhumée d’Armelle Khourdoian déçoit franchement.
Reste le ténor Philippe Talbot, pas spécialement familier du baroque et à qui revient la lourde tâche de succéder à Jean-Paul Fouchécourt et Paul Agnew. Certes, la voix, un peu claironnante, n’est pas riche de couleurs inépuisables, certes, les passages graves et la scène finale l’éprouvent un peu ; mais le musicien (beaux ornements) et, surtout, l’acteur, irrésistible dans son numéro de rombière banlieusarde aux inamovibles bigoudis, poignant dans son amour pour un Jupiter parvenu en smoking fluo, font oublier les limites du chanteur.
On rit sadiquement, on essuie une larme hypocrite et on rentre chez soi tout pimpant d’avoir passé une soirée en méchante mais joyeuse compagnie…
O.R.
A lire, notre édition de Platée : L’Avant-Scène Opéra n° 189
Photos Agathe Poupeney / OnP.