Au milieu de nouvelles productions aussi diverses que Poliuto de Donizetti, Saul de Haendel et L’Enlèvement au sérail, le Festival de Glyndebourne 2015 proposait également des reprises de spectacles récents : Carmen, The Rape of Lucretia et le doublé Ravel (L’Heure espagnole / L’Enfant et les Sortilèges). Ce sont ces deux dernières que nous avons pu voir.
L’Heure espagnole
D’emblée L’Heure espagnole confirme qu’elle est une des grandes réussites de Laurent Pelly. Initialement créée pour l’Opéra de Paris (elle y fut créée en 2004, couplée à Gianni Schicchi), présentée à Glyndebourne en 2012 avec l’incendiaire Concepción de Stéphanie d’Oustrac (le DVD FraMusica en témoigne), cette mise en scène s’inscrit joyeusement dans la veine des spectacles comiques qui ont toujours été la meilleure part de Pelly. Dès le lever du rideau le décor de Caroline Ginet et Florence Evrard laisse transparaître la folie qui va s’emparer d’une intrigue de vaudeville : envahis d’horloges en délire – de coucous toqués en cadrans accélérés –, aplatissant dans une perspective picassienne les meubles et bibelots, les murs de la boutique de Torquemada nous disent que rien ne tournera rond dans l’heure à venir… Parsemé des clichés d’une Espagne farcesque (taureaux et guitares à foison) aussi étouffants que réducteurs, le logis justifie par le clin d’œil la frustration conjugale de Concepción, qui semble ici autant à la recherche d’air frais et de nouveaux horizons que d’un amant qui la comble...
Sous la direction tonique de Robin Ticciati, l’équipe réunie cette année affiche un bel aplomb stylistique ainsi qu’un esprit bouffe fort sympathique, à commencer par le Torquemada pince-sans-rire de François Piolino, d’une formidable raideur de mécanique suisse à la diction impeccable. Le Ramiro d’Etienne Dupuis possède une véritable bonhomie, projection aussi musculeuse que la présence mais ravissement candide, d’une tranquillité de doux bovin au milieu de la panique ambiante : un délice. Cyrille Dubois, quant à lui, crève les planches et place haut la barre de l’humour décalé : sa façon de mixer chant raffiné et jeu exalté crée un Gonzalve d’anthologie, mi-hippie, mi-prophète païen, mi-grande folle – on ne nous en voudra pas de cette troisième moitié aussi irrationnelle que L’Heure elle-même… Lionel Lhote ajoute à ce tableau de mâles incomplets l’autosatisfaction replète du bourgeois lentement aspiré par la folie ambiante. Face à ce quatuor francophone à l’élocution parfaite, la Concepción de Danielle de Niese peine d’abord à trouver ses marques : on sent que l’artiste se surveille pour soigner sa diction, et son chant à la séduction habituellement si liquide se force quelque peu pour habiter toute la tessiture d’un personnage que tant de mezzo-sopranos ont pleinement servi… Si vocalement le coloris reste un peu uniforme, théâtralement en revanche le tempérament de la soprano se lâche avec pétulance dans ce rôle de belle plante assoiffée. Et que Danielle de Niese soit depuis 2009 l’épouse de Gus Christie, maître des lieux, ajoute encore à la réactivité complice du public, qui lui fait crédit bien plutôt que débit de sa double casquette et de sa double distribution – elle passe en effet de Concepción à l’Enfant, que Stéphanie d’Oustrac n’avait pas cumulés en 2012.
L’Enfant et les Sortilèges
Peut-être la demi-teinte est-elle ardue après les couleurs vives de L’Heure espagnole, peut-être l’ordre de ce double bill aurait-il dû s’inverser pour laisser poindre la fantaisie avant de terminer pleins feux : dès les premières notes de L’Enfant et les Sortilèges, un pincement vous serre l’oreille – et le cœur –, annonciateur d’un acte précipité et sans poésie. Car cette fois Robin Ticciati ne convainc pas : ses deux hautbois sont d’emblée trop forts, trop rapides et trop mécaniques de phrasé – trois caractéristiques qui marqueront de bout en bout cet Enfant. Tout va trop vite, rien ne respire, les plans ne laissent pas de place à la profondeur de la nuit ou aux transparences de l’imaginaire. Le Fauteuil (Lionel Lhote) se décale affreusement et décale d’autant sa Bergère (Julie Pasturaud), et rien n’est fait pour le remettre en place ; la Tasse aligne ses chinoiseries sans couleurs ni chaloupé ; les Pastoures ânonnent leur « Adieu » en le précipitant, leurs questions/réponses semblant des copié-collé sans âme ; et ainsi de suite, en passant par une Arithmétique (François Piolino) d’où tout jeu avec le temps et son « élasticité » – musicale avant que d’être einsteinienne – a disparu : on n’a jamais entendu « Millimètre, centimètre » plus sage et sans surprise. Même les Chats sont cadrés au cordeau, sans crescendo ni sensualité ! Malgré un plateau de choix – car ce n’est pas aux chanteurs que vont ces regrets amers –, la direction court et mécanise une partition qui ne demande qu’à laisser passer le souffle de l’esprit : c’est l’Heure espagnole qui contamine le timing de L’Enfant (Etienne Dupuis, qui passe d’ailleurs d’une Horloge à l’autre, s’en tire très bien) ! Quand on a Sabine Devieilhe sous la main, peut-on se contenter d’un Feu certes pyrotechniquement réussi mais génériquement agencé et d’une Princesse qui n’a pas le temps de délivrer sa nostalgie et sa peur ?! Danielle de Niese, elle, plonge de nouveau avec une belle énergie dans un rôle vocal que son soprano lumineux n’emplit toutefois pas totalement ; à sa décharge, la conduite de la soirée ne constitue pas l’écrin rêvé pour enrichir son Enfant d’ombres et de profondeurs.
Il faut dire que la mise en scène de Laurent Pelly ne renouvelle pas, elle non plus, la réussite de la première partie. L’atmosphère tourne radicalement le dos à l’explosion de couleur latine de L’Horloge : les décors de Barbara de Limburg, ainsi que les costumes co-signés par Laurent Pelly et Jean-Jacques Delmotte, résolument nocturnes et tout de noir et blanc s’ouvrant à des couleurs passées, créent certes un univers onirique et inquiétant bienvenu. Mais on ne sait où se situer, entre jeu de disproportions ludiques (l’Enfant/la Mère, la toile de Jouy des Pastoureaux) et abandon de ce jeu (le jardin), déguisement 3D (la Théière, habillée en… théière) et métaphore visuelle (le Fauteuil, tout simplement vêtu d’un costume fait du même imprimé que son « totem »), auto-citation (la Grenouille droit sortie de Platée) ou machinerie (le Feu et son laborieux bras mécanique) : l’ensemble manque de cohérence et, partant, d’atmosphère. Même problème avec l’Enfant de Danielle de Niese, dont le costume voudrait masquer la pulpeuse féminité et ne parvient qu’à accentuer l’artificialité permanente de ce faux réalisme. L’émotion, du coup, ne prend pas, et souvent le public rit à des hiatus qui devraient au contraire nouer la gorge – là encore, peut-être la farce joviale de L’Horloge n’était-elle pas le bon apéritif pour disposer l’auditoire aux états d’âme de L’Enfant. Sous des éclairages un peu durs qui révèlent les limites – d’esprit ou de réalisation – de leur costume, les animaux du jardin ne séduisent pas et, surtout, ne vivent pas cette grande montée d’empathie intérieure qui doit mener à la blessure, puis à l’appel de « Maman ! ». On reste sur sa faim.
C.C.
Vu également : Le Viol de Lucrèce.
Lire notre édition de L’Enfant et les Sortilèges + L’heure espagnole : L’Avant-Scène Opéra n° 299
Au premier plan : Danielle de Niese (l'Enfant) et Sabine Devieilhe (le Rossignol). Photos : Richard Hubert Smith.