La lugubre gondole
Depuis le 6 septembre 1870 – il était question d’une représentation organisée par le « Comité central milanais de secours aux blessés et aux malades de guerre » franco-prussienne – Otello ossia Il moro di Venezia de Gioachino Rossini avait disparu de la scène de La Scala, certes détrôné par la bien plus célèbre version verdienne, mais aussi oublié par la Rossini Renaissance. Après 145 ans d’absence, le retour du dramma per musica rossinien était probablement l’événement le plus attendu de la saison : force est de constater, toutefois, que la production a été en grande partie ratée, parmi les moins réussies de la dernière décennie. Et c’est vraiment dommage car la distribution convoquée répliquait celle qui avait triomphé au Rossini Opera Festival de Pesaro en 2007 et qui, fort heureusement, est parvenue à sauver le spectacle du naufrage.
Point de Venise ni de lagune pour cet Otello, que la bien trop sobre mise en scène de Jürgen Flimm, co-signée par Gudrun Hartmann, relègue dans un espace clos, un carré délimité par de hautes, infranchissables parois en tissu gris. Au milieu de la scène, une longue table est dressée pour saluer l’heureux retour d’Otello, avant de céder la place à des meubles de jardin (fallait-il y voir un renvoi à la morale bourgeoise de La Traviata ?) pendant tout le deuxième acte. Pour sa part, Ursula Kudrna habille les chœurs rigoureusement de noir – et peu importe si les hauts-de-forme de l’Ottocento côtoient les gorgières de la Renaissance – et laisse les couleurs aux protagonistes, avec un goût assez prononcé pour les nuances acidulées, fort désagréables dans le cas des femmes en prune et abricot. Dans cet univers chromatiquement terne, la robe à panier de Desdemona, qui erre sur scène dès les premières mesures de la Sinfonia, est un petit chef-d’œuvre d’ironie dépaysante : avec son plumage pistache, rose et crème, on croirait une Papagena hors contexte… L’absence d’une direction d’acteurs fouillée et d’autres trouvailles pour le moins discutables (les paniers de fleurs en guise de couronnes pour Desdemona et Rodrigo, lors du mariage) ont contribué de façon déterminante à rendre l’intrigue – déjà si faible – souvent ridicule.
Mais le pire venait probablement de l’orchestre, confié à la direction essoufflée de Muhai Tang. Après une Sinfonia bouillonnante qui laissait espérer une lecture capable de mettre en valeur l’architecture solidement charpentée et les innovations linguistiques d’une partition préromantique, une bonace inattendue s’est abattue sur la fosse : la placidité même, puis le calme plat, bientôt l’ennui. Rarement on a entendu une lecture plus académique et dépourvue de nerf, une langueur si exténuée, une baguette constamment en panne d’inspiration. Un tempo lent et un ton monotone et uniforme s’installent rapidement, tous les arpèges sont égrenés jusqu’aux limites du supportable (il suffit d’écouter l’accompagnement exténuant du grand air de Rodrigo pour s’en apercevoir), nuisant aux chanteurs, obligés de forcer la longueur du souffle. Œuvre certes imposante, Otello atteint ainsi 3 h 40 de durée, un record difficile à dépasser – et à tolérer.
Avec les chœurs placés sous la direction attentive et richement nuancée de Bruno Casoni, une distribution d’excellent niveau parvient toutefois à restituer à Rossini ses lettres de noblesse. Si le Doge revient à Nicola Pamio – véritable spécialiste de ce petit rôle, qu’on oblige d’ailleurs à interpréter toujours de la même façon comme un vieux bossu, plié sous le poids du pouvoir –, on préfère l’Elmiro digne et inflexible de Roberto Tagliavini à la faible, anxieuse Emilia d’Annalisa Stroppa, visiblement en retrait par rapport aux exigences du personnage. Olga Peretyatko, d’autre part, n’est certes pas l’interprète idéale pour Desdemona. Elle campe une jeune fille soumise et craintive, fragile et docile, presque résignée face à un destin qui la dépasse, vaincue par le désespoir qui l’accable : mais on a l’impression que cette approche lui est suggérée par sa jolie voix de soprano lyrique léger, difficilement conciliable avec les couleurs et les moirures d’un drammatico d’agilità calqué sur les talents de Colbran. La grande scène du dernier acte, toutefois, lui permet de déployer tout un pan de variations censées rendre crédibles les derniers instants de la femme.
Face à elle, trois ténors s’affrontent et se confrontent dans une véritable, enthousiasmante joute vocale. Car non seulement Edgardo Rocha est un époustouflant Jago, au timbre clair et rayonnant, perfide et insinuant à souhait ; mais Juan Diego Flórez et Gregory Kunde constituent désormais un modèle pour Rodrigo et Otello. Le premier est maintenant probablement plus prudent par rapport à l’insolence affichée dans le passé : mais sa maîtrise absolue du chant de colorature, sa facilité sidérante dans le registre aigu, le naturel infaillible de son phrasé demeurent insurpassables : son grand air, « Ah ! come mai non senti », est un véritable cours de bel canto, d’élégance corsée, de suavité recueillie et intime, avant le jeu pyrotechnique de fioritures de la cabalette. Kunde est, pour sa part, un cas qui mérite – et méritera – une grande attention, car à ce jour il est le seul ténor à avoir à son répertoire – et même à alterner – les deux Otello, celui de Rossini et celui de Verdi. Et si le récitatif de sortita le trouve un peu fatigué, avec un timbre moins brillant que d’habitude, déjà la cavatine « Ah ! sì, per voi già sento » lui permet de retrouver la vaillance héroïque du guerrier, mais surtout l’ampleur et la puissance d’un instrument stupéfiant, où l’on retrouve le métal cuivré et les couleurs nocturnes du baritenore et l’élan de la vocalise, toujours assurée et éclatante.
D’où un troisième acte saisissant – héritage de Rossini à la postérité… Car le chanteur américain fait preuve d’une urgence dramatique, d’une capacité d’articulation absolument superbes, capables d’enflammer le long récitatif pathétique qui précède le meurtre. Mais on y assiste aussi, enfin, au seul moment bouleversant du spectacle, élaboré « d’après une idée » d’Anselm Kiefer. Au célèbre plasticien allemand on doit « un certain regard » sur Venise, quelque part entre Liszt et Wagner : car le Gondolier (Sehoon Moon), à l’aide de comparses, installe au milieu de la scène une imposante gondole qui sera le lieu du dernier affrontement et le lit de mort de Desdemona, berceau sur les tristes eaux de la lagune et cercueil lors d’une funeste nuit de tempête. Secouées par le vent, illuminées par la foudre, les hauts rideaux tomberont quand Otello frappe Desdemona, laissant le plateau vide et nu.
Le reste (la harpe traversant la scène sur un tabouret pendant la Chanson du saule, un rideau de scène d’une ville d’aujourd’hui qui dissimule puis révèle le crime accompli sur le bateau, le retour de la femme plumée dans la salle, soudainement ressuscitée…) est silence – aurait sagement conclu Shakespeare.
G.M.
Lire notre édition d’Otello : L’Avant-Scène Opéra n° 278
La scène finale. Photos Matthias Baus.