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Anita Rachvelishvili (Amneris), Kristin Lewis (Aida) et Fabio Sartori (Radamès).

 

La couleur et les formes

Un paisible dimanche de printemps à La Scala. Lorsque les lumières de la salle s’éteignent, les hôtesses ne cessent d’arpenter les couloirs de la salle pour demander aux nombreux touristes d’éteindre les téléphones portables : comment résister à un dernier selfie quand on a la chance d’assister à une représentation d’Aida à La Scala, temple verdien par excellence ? Quelques minutes plus tard le rideau se lève et, d’emblée, l’impression générale est fort mitigée. Sur la scène, on n’assiste pas simplement à une nouvelle production de l’œuvre – finalement pas assez iconoclaste – signée par Peter Stein : après plus d’un demi-siècle, c’est surtout la fin du règne de Franco Zeffirelli qui frappe les yeux et l’imaginaire du grand public. Depuis 1963, le célèbre metteur en scène florentin avait présenté à La Scala pas moins de deux productions fastueuses, dont une – la première – absolument légendaire, grâce aux inoubliables décors peints par Lila De Nobili ; non sans polémiques, la deuxième – qui avait inauguré la saison 2006 – a même été cédée à l’Opéra d’Astana, capitale de la très puissante République du Kazakhstan.

Or Stein fait tabula rasa de toute grandeur majestueuse, de l’aspect kolossal souvent lié à l’œuvre. On a même la sensation d’une production fondée sur un étrange jeu de géométries qui, d’abord projetées sur un rideau noir, sont ensuite développées sur la scène : au début, un trapèze qui deviendra la porte d’entrée de la cour de Memphis, puis une sphère autour de laquelle est bâti l’autel du temple de Vulcan, et encore un rectangle et un parallélépipède pour les deux tableaux du deuxième acte. Au fur et à mesure que l’action avance, les formes s’allient et s’enchevêtrent, suivant la complexité de l’intrigue et ses rebondissements. De construction apparemment simple et linéaire, les décors de Ferdinand Wögerbauer cèdent à la suggestion d’espaces épurés empruntés à l’imaginaire de Bob Wilson, éclairés par Joachim Barth avec un choix de couleurs tranchantes qui exaltent l’or de la cour égyptienne et le blanc, aveuglant pendant la scène du jugement de Radamès. Sur ce fond se détachent les somptueux costumes créés par Nanà Cecchi, dont on admire les contrastes chromatiques en turquoise et mauve des esclaves éthiopiens. Et pourtant quelque chose manque tragiquement à l’appel : le sens du théâtre. Le metteur en scène a certes le droit de privilégier l’intimisme de l’œuvre, mettre au deuxième plan le faste grandiose des scènes de masse, arrivant jusqu’à supprimer le ballet du Triomphe. Mais peut-on faire abstraction, sublimer même Aida en un réseau de formes et de couleurs, sans qu’aucune approche dramaturgique ne ressorte des images ? A une exception près – dont on parlera bientôt –, la psychologie des personnages est rarement approfondie, les relations sont nouées selon une tradition stéréotypée, figée dans le temps. On veut bien renoncer au spectaculaire antiquisant à la Zeffirelli, pourvu que d’autres idées, d’autres histoires le remplacent.

C’est alors dans la fosse que l’on retrouve Aida et toute la richesse de la partition verdienne. Remplaçant avec générosité Lorin Maazel, initialement prévu, Zubin Mehta trouve dans le répertoire fin-de-siècle son terrain d’élection. Il suffit d’écouter le Prélude pour se rendre compte de la beauté du son, de l’idiomatique subtilité des timbres – les cordes surtout – évoqués par l’orchestre. Gommant les contrastes, atténuant les excès, la scène du Triomphe et le troisième acte sont mémorables pour des raisons opposées : car dans la première on évite le piège d’attitudes emphatiques, pour composer un tableau vivant où chaque voix se détache de l’ensemble et y contribue en même temps, bas-relief mouvant dans un crescendo minutieusement calibré ; pour plonger ensuite dans une nuit égyptienne tout en transparences, où la clarté de l’atmosphère pénètre les prières d’Amneris, les hésitations d’Aida, l’innocence de Radamès. Sous le signe d’une limpidité toujours raffinée, les chœurs de La Scala, placés sous la direction de Bruno Casoni, partagent le même niveau d’excellence.

Plus nuancé est, en revanche, l’apport du plateau vocal. Deux solistes de l’Académie de perfectionnement du théâtre, Azer Rza-Zada et Chiara Isotton, interprètent les rôles du Messager et de la Grande-Prêtresse : la seconde est déjà prête pour des emplois plus importants mais le premier, franchement incompréhensible et insupportable. De même pour les deux basses : la longue et honorable carrière de Matti Salminen interdit de qualifier un Ramfis usé jusqu’à la corde, alors que le formidable Carlo Colombara incarne un Roi puissant et influent. Styliste remarquable, Ambrogio Maestri (Amonasro) prouve encore une fois sa maîtrise de l’écriture verdienne, autant par l’élégance du legato que par la beauté d’une voix richement corsée. Aida est Maria José Siri, appelée à la dernière minute pour remplacer la titulaire souffrante, et qui se confirme parmi les présences les plus intéressantes du panorama verdien actuel. Un rien perdue lors de la grande scène du premier acte, par la suite elle fait preuve d’intelligence, sensibilité et musicalité, jusqu’au contre-ut de la scène du Nil, magnifiquement et poétiquement soutenu par Mehta. Voilà pourquoi elle ose un dernier acte où l’importance du matériel vocal se conjugue à un lyrisme ardent, tendrement chaleureux, élégiaque. Ce résultat est partagé avec l’excellent Radamès de Fabio Sartori : il faut l’écouter les yeux fermés, dès sa magnifique sortita « Celeste Aida », pour apprécier la luminosité d’un timbre radieux, une diction parfaite, un jeu dynamique époustouflant jusqu’aux aigus vaillants et intrépides. Mais la vraie surprise de la soirée est l’Amneris d’Anita Rachvelishvili. Six ans après sa Carmen avec Baremboim et Dante, sans être Simionato ou Cossotto, l’artiste géorgienne campe une princesse magnétique et féminine, sensuelle et amoureuse, femme blessée, dans la blancheur éblouissante de la scène du jugement, par le silence implacable de Radamès. C’est alors que sa longue tunique pourpre cède la place à des habits de deuil, pour la scène finale : renversée sur la pierre tombale qui ôte la vie à son bien-aimé, elle s’y coupe les veines, dernier sursaut de vie – et de théâtre – avant le pianissimo sur lequel s’estompent ses invocations inassouvies.

G.M.

A lire : notre édition d’Aida : L’Avant-Scène Opéra n° 268 (2012).


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Anita Rachvelishvili (Amneris). Photos : Brescia e A misano © Teatro alla Scala.