A l'arrière-plan : Kresimir Spicer (Lucio Silla). Au premier plan : Lenneke Ruiten (Giunia) et Marianne Crebassa (Cecilio).
Il tenero momento…
Troisième et dernier opéra composé pour Milan par un tout jeune Mozart en 1772, Lucio Silla, K. 135, marque sa dernière approche de l’opera seria avant la maturité d’Idomeneo, re di Creta : œuvre d’un jeune homme de dix-sept ans, elle figure néanmoins comme carton préparatoire des chefs-d’œuvre qui suivront jusqu’à La clemenza di Tito, réflexion majeure sur un genre et ses contraintes avant une longue pause de dix ans. Voilà pourquoi on y a toujours cherché les prémisses d’un futur glorieux, mais en même temps les signes d’une fraîcheur juvénile, d’une candeur lumineuse, éclatante sous la lourde atmosphère antiquisante imposée par le livret. Miroir de son temps, Lucio Silla l’est aussi du nôtre, car sa réception a toujours été assez controversée. Le public de La Scala, par exemple, l’avait (re)découvert seulement en 1984, lors de la tournée du mémorable spectacle signé par Sylvain Cambreling et Patrice Chéreau. L’œuvre a récemment retrouvé le chemin milanais grâce à une coproduction avec le Festival de Salzbourg, où elle avait fait ses débuts au Mozarteum lors de l’édition 2013.
Bien des choses ont changé, toutefois, par rapport à l’édition autrichienne, ne serait-ce que pour le remplacement de l’interprète du rôle-titre, initialement confié à Rolando Villazón – lequel a renoncé à cette reprise du spectacle : assumant les traits du dictateur romain, Kresimir Spicer a permis de modifier l’interprétation de l’œuvre par rapport à sa conception d’origine. Et cela à partir de la direction musicale, confiée à Marc Minkowski, qui faisait ainsi ses heureux débuts, longtemps attendus, dans la salle de Piermarini. Galvanisé par sa présence, l’orchestre maison retrouve une transparence, un éclat, une vivacité de ton qui restituent à Lucio Silla ses lettres de noblesse, son allure héroïque, une présence théâtrale absolument formidable. Pour ce faire, toutefois, le chef parisien n’hésite pas à trancher, couper, intervenir dans une partition qui est, tout de même, l’édition critique établie pour la Neue Mozart-Ausgabe par Kathleen Kuzmick-Hansell. Chemin faisant, non seulement un bon nombre de récitatifs a été perdu, mais tout le rôle d’Aufidio – sur l’exemple d’Harnoncourt – a disparu. En revanche, d’autres pages ont été ajoutées : notamment juste avant le chœur final, où Minkowski intègre le magnifique grand air de Silla « Se al generoso ardire », avec hautbois, cor et basson obligés, d’après la version de Jean-Chrétien Bach (Mannheim, 4 novembre 1774). Dommage que, faute d’explication sur le programme du spectacle, seuls les fidèles lecteurs de L’Avant-Scène Opéra – qui avait consacré un article à ce sujet dans son numéro sur Lucio Silla – puissent débrouiller l’affaire. Or l’insertion n’est que bienvenue, pour des raisons musicales autant que dramaturgiques. Le raffinement extrême du style galant de J.-C. Bach tout comme la virtuosité époustouflante de cet air sont en mesure d’expliquer le revirement final, ce geste de clemenza de Silla, trop rapide et inexplicable lorsqu’il est confié au – pourtant prolixe – recitativo secco mozartien.
Mais ce long passage interpolé est savoureusement exploité aussi par le metteur en scène Marshall Pynkoski, dont le jeu théâtral s’avère par ailleurs souvent morose et prévisible. Avec les trois solistes de l’orchestre en position de prééminence et le protagoniste placé à l’avant-scène, au centre de l’estrade, l’air de Silla permet de briser l’illusion de la scène, ainsi reliée à la salle. Non seulement les codes du genre serio sont ainsi placés entre guillemets, mais la conversion du tyran éclairé est le résultat d’une réflexion à haute voix, presque d’un dialogue avec le public, censé partager ce moment décisif. Il reste peu à dire, toutefois, sur une production aux intentions archéologiques, non dépourvue d’élégance et de rigueur mais aussi d’une certaine froideur. Plus intéressant est le cadre général (scènes et costumes sont signés par Antoine Fontaine), une boîte entièrement boisée qui permet d’assurer le respect philologique des didascalies du livret. Ruines et paysages, le solitario recinto et l’atrio magnifico, jusqu’au Capitole du finale, sont ainsi minutieusement évoqués selon une vision figurative qui remonte aux décors peints par Fabrizio Galliari ou Alessandro Sanquirico, selon une approche certes stéréotypée mais non sans charmes. Les souterrains où sont ensevelis « les héros de Rome » et l’atrium des prisons, véritable descente aux Enfers selon une perspective à la Piranèse, figurent parmi les moments les plus efficaces du spectacle. On reste en revanche très perplexe face aux mouvements chorégraphiques de Jeannette Lajeunesse Zingg, frôlant le maniérisme et l’afféterie.
Question d’équilibre : Lucio Silla oscille en fait entre l’art et la manière, les personnages et les stéréotypes, le naturel de la vie et le portrait historique. Or la distribution convoquée, pourtant sans défaillances, atteint rarement le sublime – pour ce qui est de sculpter dans le sang et les larmes des récitatifs souvent peu soignés. On aime la solidité de Inga Kalna, Cinna dramatiquement investi et contrasté ; mais aussi la légèreté espiègle, l’insouciance de Giulia Semenzato, Celia à la vocalise prudente – surtout dans son premier air – mais à la présence attachante. Lenneke Ruiten, appelée à se mesurer avec le profil tragique de Giunia, est une artiste d’une belle sensibilité, à la technique sans faille : et pourtant on a le droit de rêver d’une interprète – elle le deviendra, peut-être, dans un futur proche – capable de transcender une vocalisation accomplie pour séduire et éblouir ses prétendants – et son public. A ses côtés, Marianne Crebassa est la révélation de la soirée. Dès sa sortita « Il tenero momento », véritable vertige sentimental où se mêlent désir et désespoir, la belle graine d’une voix moelleuse, le contrôle du souffle, la beauté de la messa di voce et, surtout, une énergie vive et vibrante sont les traits qui caractérisent son Cecilio, jusqu’à la résignation de « Pupille amate », où l’on était pourtant en droit d’attendre une virtuosité enivrante, transcendante. Dans le rôle-titre, Kresimir Spicer doit encore perfectionner son italien ; néanmoins, son tyran est toujours timbré, agressif mais rarement furieux, pathétique mais jamais rhétorique, grandiloquent sans être excessif : si bien que son dernier air – celui de J.-C. Bach – lui permet d’inaugurer dignement la grande galerie des souverains mozartiens. A quelques pas d’Idomeneo, vers la sagesse de Tamino.
G.M.
A lire : notre édition de Lucio Silla, L’Avant-Scène Opéra n° 139.
Photos : Brescia/Amisano © Teatro alla Scala.